Posté le 24 mai 2017 - par dbclosc
La dernière action de Roger Salengro
Dimanche 22 novembre 1936 : l’émotion considérable soulevée par la mort du maire de Lille, Roger Salengro, amène une immense foule pour célébrer ses obsèques, prévues à 14h. Le match entre l’Olympique Lillois et le Racing Club de Paris, qui devait se dérouler au même moment, est avancé à 10h30.
Dimanche 22 novembre 1936, match au sommet à Lille : l’Olympique Lillois (OL) reçoit le Racing Club de Paris. Il n’a pas la même saveur que l’affrontement contre le voisin fivois, mais c’est une rencontre entre le champion parisien et son dauphin de la saison 1935/1936. De nos jours, et depuis que la télévision diffuse du football, on est plutôt habitués à ce que l’affiche d’une journée se déroule le dimanche soir, ou le vendredi soir, le point commun de ces deux options étant « soir ». Or, le début de ce match est fixé à 10h30. Du matin, oui, sinon on aurait écrit 22h30. Rien à voir avec le fait que le sommet en question soit moins haut que la saison précédente puisque, si l’OL occupe une belle 2e place, le RC Paris n’est lui que 9e. L’OL vient même de perdre la première place, après avoir remporté ses 8 premiers matches. Inutile de préciser que ce décalage n’est pas dû à une retransmission télévisée, mais je l’écris quand même. Et la situation est typiquement lilloise, puisque partout ailleurs en France, la D1 joue dans l’après-midi. Y compris à deux pas d’ici, à Roubaix, où le Racing Club de Roubaix reçoit l’AS Cannes.
Qu’ez quiz z’pass..?
La situation politique est bien compliquée en France en 1936, il serait bien difficile d’en parler de manière exhaustive et, surtout, inutile, car c’est un blog de foot ici. Toutefois, le foot n’étant pas en apesanteur sociale, il se peut que la politique y interfère.
1936 est une année fondamentale dans la vie politique française. En février 1934, la République est à deux doigts d’être emportée. C’est le point culminant d’années où l’extrême-droite, et notamment l’Action française, s’agite dans la rue et manque de peu de transformer ses manifestations en insurrections contre le régime républicain. Les événements de février 1934 provoquent un sursaut à gauche : il est temps de s’unir, de mettre fin à des gouvernements instables, faits d’alliances de circonstance. Pour ce faire, une coalition de gauche, formée sur une véritable plate-forme programmatique, se met en place : c’est le Front populaire. Après avoir déjà emporté bon nombre de municipalités en 1935, le Front populaire remporte les élections législatives de mai 1936 : Léon Blum devient donc chef du gouvernement, le 30e depuis la fin de la première guerre mondiale, mais surtout le premier gouvernement français avec à sa tête un socialiste. Léon Blum nomme ministre de l’Intérieur le maire de Lille depuis 1925 : Roger Salengro.
Si l’on retient principalement du Front populaire ses nombreuses mesures sociales telles que les congés payés, la baisse de la durée légale du temps de travail, ou les accords de Matignon sur les relations collectives dans le monde du travail, une de ses premières mesures a été de dissoudre les dernières ligues fascistes qui avaient continué à chahuter. Si bon nombre d’entre elles ont été dissoutes par une loi de janvier 1936, le Front populaire se charge de poursuivre ce travail : il faut dire que le 13 février 1936, à l’occasion des obsèques de Jacques Bainville, figure de l’action française, des militants fascistes attaquent Léon Blum qui passait par hasard en voiture à proximité du cortège. Blum échappe au lynchage grâce à l’intervention d’ouvriers présents sur un chantier voisin. Blessé par une barre de fer, il perdu son chapeau… que l’on retrouve quelques jours plus tard dans des locaux de l’Action française. Au nom de la loi votée un mois plus tôt, le gouvernement dissout la Ligue d’Action française, la Fédération nationale des Camelots du roi et la Fédération nationale des étudiants d’Action française. Lorsque le Front populaire arrive au pouvoir en mai, le ministre de l’Intérieur, Roger Salengro, fait voter dès le 19 juin 1936 la dissolution de ligues fascistes. Les décrets d’application sont signés le 10 juillet. Pour l’extrême-droite, Salengro devient dès lors l’homme à abattre.
En riposte, l’extrême-droite orchestre une violente et mensongère campagne de presse contre Roger Salengro. Elle instrumentalise une « affaire » déjà exposée en 1931 par l’Enchaîné, un journal communiste (avant la réconciliation des gauches) : Salengro aurait déserté au cours de la première guerre mondiale. En réalité, le 7 octobre 1915, le jeune Roger Salengro a tenté, au péril de sa vie en franchissant des lignes ennemies, de ramener le corps d’un de ses camarades morts. Il a été capturé par des Allemands puis interné. Désormais introuvable en France, pacifiste notoire et suspect rien qu’à ce titre (il avait défilé avec Jaurès contre l’augmentation de la durée du service militaire), il est jugé par un conseil de guerre où, absent, il ne peut pas se défendre. Il est acquitté dès janvier 1916 quand la méprise est avérée. Il est également condamné par un conseil de guerre allemand pour refus de travailler dans une usine d’armements et incitation auprès de ses codétenus au refus du travail forcé. Durant ses 3 années de captivité, il perd 30 kilos.
Mais le soupçon demeure. Le 14 juillet, l’extrême-droite lance l’attaque : le journal L’action française exhume de nouveau cette histoire, et affirme que Salengro ne doit son acquittement qu’à des appuis politiques.
D’autres publications, et notamment Gringoire, embrayent et amplifient, notamment sous la plume de Henri Béraud. À l’assemblée nationale, le député Henri Becquart, par ailleurs leader de l’opposition municipale à Lille, relaie largement les calomnies. Chaque fois que Salengro se défend, ses détracteurs trouvent de nouveaux angles d’attaque, y compris sur sa vie personnelle, que relate la presse la plus extrémiste. Salengro peut toutefois compter sur le soutien de Léon Blum : à son initiative, le dossier militaire de Salengro est examiné par une commission présidée par le général Gamelin. Salengro est blanchi. Le 13 novembre, alors que les attaques de Gringoire sont permanentes (bon, une fois par semaine, puisque c’est un hebdo), Becquart insiste à l’Assemblée. Salengro et Blum font face : l’Assemblée nationale rejette même très largement les accusations par un vote auquel se rallie la droite modérée.
Épuisé par les attaques dont il est l’objet depuis 4 mois, et fragilisé par le décès de son épouse quelques mois plus tôt, Roger Salengro se suicide au gaz dans la nuit du 17 au 18 novembre 1936, à son domicile lillois de la rue Carnot, laissant à proximité de son corps sans vie des exemplaires de Gringoire et deux lettres, pour son frère et pour Léon Blum. Dans cette dernière, il écrit : « j’ai lutté vaillamment, mais je suis à bout. S’ils n’ont pas réussi à me déshonorer, du moins porteront-ils la responsabilité de ma mort. Je ne suis ni un déserteur ni un traître ».
L’annonce de la mort de Roger Salengro suscite un grand émoi. Les obsèques sont prévues le dimanche 22, à 14h, c’est-à-dire au moment où l’Olympique Lillois est censé débuter son match de championnat contre le RC Paris. Dès l’annonce de la mort du maire, le match est reporté. On évoque d’abord la date du dimanche 29 mais, ce jour là, le RC Paris risque d’avoir bon nombre de ses joueurs sélectionnés avec la Ligue de Paris pour jouer contre Prague. Et, le week-end suivant, le championnat reprend, avec notamment le derby Fives/Lille. Alors on jouera quand même dimanche 22, mais à 10h30 !
Foot du matin, chagrin
C’est une foule considérable qui se rend au stade Victor-Boucquey, dont les portes sont ouvertes dès 9h30, ce dimanche 22 octobre. Il faut dire que l’OL est en tête du championnat : il reçoit une équipe parisienne qui, en cas de victoire, reviendrait à 2 points des Dogues ! Les deux équipes jouissent par ailleurs d’un grand prestige car elles sont les principales pourvoyeuses en joueurs de leurs ligues respectives. La semaine précédente, 6 joueurs de l’OL (Défossé, Beaucourt, Vandooren, Moré, bigot et Winckelmans) faisaient partie de l’équipe de la Ligue du Nord qui a battu Sunderland, tandis que la Ligue de Paris, principalement composée de joueurs du RCP battait Budapest. Les commentateurs du match soulignent que les victoires sont dues au fait que les sélectionneurs régionaux ont majoritairement choisi des joueurs d’un même club « ce qui assurait à l’équipe représentative une parfaite homogénéité et un esprit d’équipe » assure le Grand Echo du Nord.
Le match représente par ailleurs une représentation importante avant l’annonce de la sélection française en vue de France/Portugal qui se jouera en décembre : de nombreux prétendants à la sélection se trouvent ce jour à Lille (Finalement, le Portugal déclarera forfait, estimant qu’il est trop dangereux de traverser l’Espagne en guerre civile).
Enfin, les Lillois n’ont pas oublié qu’ils furent éliminés de la coupe de France 1936 par ce même adversaire (2-2 ; match rejoué 0-3), et presque à domicile puisque le match eut lieu au stade Amédée-Prouvost de Roubaix.
L’OL est privé de Moré au poste de demi-centre: il est remplacé par Windner.
Il fait froid et le terrain est blanchi. Une minute de silence en mémoire de Roger Salengro est respectée. Le match débute et le Grand Echo résume : « le match ne fut pas particulièrement joué sous le signe de l’amitié ». Le quotidien local fustige les Parisiens qui commettent des « incorrections » sur les petits gabarits lillois en évitant soigneusement de s’en prendre aux costauds Vandooren et Beaucourt, ce qui constitue un « procédé déloyal ». L’arrière Diagne est particulièrement visé : il s’en prend agressivement à Decottignies et à Bigot. Au niveau du jeu, les Dogues sont les premiers en action, avec une percée de Bigot bien arrêtée par Roux ; sur sa deuxième attaque, Lille ouvre la marque : Wintner sert Bigot qui conclut (7e). En première période, le milieu parisien paraît mieux organisé mais les occasions sont lilloises, mais Roux veille.
En seconde période, Paris se crée enfin des occasions nettes mais Défossé « pare à deux reprises dans des circonstances critiques ». Lille tient ; on note une gifle de Ziekovitch sur Alcazar, non sanctionnée par l’arbitre ; en fin de match, une ultime agression de Diagne sur Bigot donne un pénalty que Wintner ne parvient pas transformer. L’Ol s’impose 1-0.
Lille assoit sa position de leader.
L’après-midi, d’une voix brisée par l’émotion, Léon Blum s’adresse à une foule estimée à plus d’un million de personnes, depuis le parterre de l’hôtel de ville : « nous l’avons perdu comme vous, notre Roger et, cependant, nous sentons qu’il vous appartenait plus qu’à nous. Militant, député, ministre, mêlé à toutes les grandes affaires de l’action socialiste et de la vie publique, il était resté votre Roger, le Flamand, le Lillois (…) Ses lettres posthumes disent la vérité : il est la victime de l’atroce, de l’infâme calomnie. Tant qu’il fallut résister, tant qu’il fallut combattre, son courage ne broncha pas. Mais quand la victoire définitive eut été remportée sur le mensonge, le ressort intérieur se brisa. Il s’abandonna hors de la vie, comme le coureur qui s’abat après avoir touché le but. Dans cet abandon désespéré, un sentiment a dû jouer un rôle, un sentiment que je connais bien : l’impuissance devant le mensonge ».
À 14h40, à l’issue du discours, le cortège remonte la rue de Paris, arrive à 16h place du théâtre et remonte la rue Faidherbe. Lentement, fendant la foule, il parvient au cimetière de l’est à 17h30, où Roger Salengro est enterré.
Voilà comment le décès Roger Salengro incita l’Olympique Lillois à jouer un dimanche matin à 10h30, une péripétie cocasse du football lillois due à des circonstances dramatiques, bien entendue passé au second plan. Et inimaginable aujourd’hui : on raterait Téléfoot.
Stade Victor Boucquey, 22 novembre 1936, à un moment entre 10h30 et 12h30
Un commentaire
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16 février 2019
Permalien
de FONTANGES a dit:
Je souhaiterai que la mémoire de cette histoire de Salengro ne face pas défaut aux dirigeants de l’Hôpital du même nom et en particulier dans le service de neurologie en charge des Parkinsoniens.