Posté le 4 septembre 2018 - par dbclosc
Derry Football Club, l’Irlande en plein cœur
De notre envoyé spécial en vacances en Irlande du Nord
Ce vendredi 31 août 2018, le Derry Football Club, club situé en Irlande du Nord, recevait le Bohemian Football Club, club de Dublin, capitale de la République d’Irlande, pour la 30e journée de championnat. Il existe pourtant un championnat nord-irlandais, organisé par l’Irish Football Association (IFA), et un championnat pour la République d’Irlande, organisé par la Football Association of Ireland (FAI). Mais Derry présente la particularité rarissime de participer à un championnat qui n’est pas celui de sa fédération « géographique », et pour des raisons encore plus exceptionnelles, explicitement politiques. La population de Derry, majoritairement catholique et indépendantiste au cœur d’une Irlande du Nord majoritairement protestante et loyale au Royaume-Uni, a exprimé (et suscité contre elle) tant d’hostilité à (de) la couronne britannique que son club de football est encore aujourd’hui banni des compétitions du Royaume-Uni. Il s’agit des répercussions de l’histoire récente de la cité, étroitement liée aux tensions politiques qui ont ensanglanté l’Irlande à partir des années 1960, avec pour point d’orgue dramatique le Bloody Sunday en 1972, où 14 militants pacifistes furent tués à deux pas du Brandywell Stadium. Encore plus longue, l’intro ? Non, on arrête là.
Quel lien avec le LOSC, allez vous dire ? Eh bien aucun, mais c’est les vacances, alors bon. Rappelons seulement que Lille a connu un adversaire irlandais. C’était en 2004, après la victoire en coupe Intertoto, qui nous ouvrait ainsi les portes du premier tour de coupe UEFA, contre Shelbourne : 2-2 à l’aller en Irlande, avec 2 buts bêtement encaissés en fin de match, alors que Bodmer et Landrin avaient donné un avantage confortable aux nôtres ; fort heureusement, le match retour au Stadium fut sans anicroche, avec une victoire 2-0 (Moussilou et Acimovic).
Pour raconter l’histoire de Derry et du Derry FC, deux retours, l’un sur l’histoire politique de l’Irlande, l’autre sur l’institutionnalisation du football en Irlande, sont nécessaires.
Un territoire, deux entités politiques
Voici l’Irlande. Elle abrite la République d’Irlande, et l’Irlande du Nord (sur environ 15% du territoire au nord-est). Un seul territoire pour deux entités politiques : l’une indépendante depuis 1922, la République d’Irlande, aussi appelée Eire, dont la capitale est Dublin ; l’autre, l’Irlande du Nord, composée de 6 des 9 comtés de la province d’Ulster, et qui a pour capitale Belfast. Au même titre que l’Angleterre, l’Écosse et les Pays de Galles, elle est l’une des 4 nations constitutives du Royaume-Uni. Durant près de 30 ans, des années 1960 aux années 1990, ses habitants ont été en guerre civile. Pour en comprendre les causes, il faut notamment remonter au XVIe siècle.
Aux débuts de l’ère chrétienne, l’Irlande, peuplée d’habitants de culture celte et parlant gaélique, était divisée en 5 provinces, et sur chacune d’elle gouvernait un roi. Le territoire a été évangélisé par le fameux Saint Patrick au Ve siècle.
Au XIIe siècle, le roi d’Angleterre Henri II soumet l’Irlande. Une soumission bien mal acceptée, même si la présence anglaise se limite pendant 3 siècles aux alentours de l’actuelle Dublin. Au XVIe siècle, on change de niveau : Henri VIII, roi d’Angleterre, décide qu’il est aussi roi d’Irlande. Conséquence directe : il lance une politique de « peuplement », visant à installer certains de ses sujets en Irlande afin d’y asseoir sa domination. Concrètement, des Anglais et des Écossais s’installent sur des terres confisquées aux Irlandais, et notamment au nord de l’île, là où les terres sont plus fertiles. Ne reste alors plus aux Irlandais qu’à s’installer dans l’ouest, dans le Connaught, où les terres, balayées par le vent salé, et brûléééées au veeeent des laaaaandes de pieeeeerre, sont peu exploitables. Il faut dire que l’alternative n’était pas réjouissante, car on prête à Cromwell, représentant du roi, la parole suivante, à propos des Irlandais : « en Connaught ou en enfer ! ». Et en plus de cette colonisation, Henri VIII souhaite imposer le protestantisme sur tout son royaume. Et donc, y compris aux Irlandais, catholiques depuis plus de 10 siècles, grâce à Saint Patoche, qu’on dit très sympatoche.
Henri VIII. Il aurait été surnommé « The Fat » qu’on serait pas étonnés
Ainsi sont posés les ferments du conflit irlandais : la politique de peuplement, ou colonisation ; la confiscation des terres ; et la question religieuse. Mais ce sont surtout les deux premiers facteurs qui sont décisifs, la religion s’apparentant davantage à un signe d’identification des communautés. Cette lutte n’est donc pas réductible à un conflit religieux, comme on le croit souvent, et c’en est même plutôt une dimension accessoire : en résumé, les Irlandais, catholiques, vont se battre d’un côté pour leur indépendance, en réaction au peuplement ; de l’autre pour leur subsistance, en réaction à la confiscation des terres ; et au travers de ces deux luttes, pour leur religion.
« Père Castor, l’histoire de Thierry Henry VIII et de sa main contre l’Irlande était vachement plus drôle ! »
Conséquence très concrète de la politique menée par les Anglais : entre 1641 et 1703, la proportion de terres détenues par les Irlandais catholiques passe de 59% à 14%. La question des terres devient alors la principale revendication des nationalistes irlandais, surtout après la grande famine de 1845-1862, en raison de la maladie dite de la pomme de terre. Admettons que ça puisse arriver, mais ce qui tend les relations entre Irlandais et Britanniques, c’est que, durant la famine, les exportations de produits agricoles vers l’Angleterre sont restées à un niveau similaire à celui de la période antérieure à la catastrophe. De là à penser que les Anglais se fichaient pas mal que les Irlandais meurent de faim (1 million de morts), s’exilent (2 millions partent, notamment aux États-Unis), et finalement disparaissent (en 7 ans, l’île a perdu 1/3 de ses habitants), il n’y a qu’un pas qu’il est aisé de faire.
Si, fin XIXe, des réformes visent à restituer une partie des terres aux Irlandais, ceux-ci aspirent désormais à leur indépendance. Cette indépendance est proclamée le jour de Pâques 1916, au cours d’une insurrection qui, sur le coup, a peu d’écho, mais fait partie de la mythologie nationaliste irlandaise. Quoi qu’il en soit, Londres répond à cet événement par un bain de sang (c’est « Pâques sanglantes »), ce qui a pour effet inattendu de pousser les Irlandais vers les idées nationalistes. Le Sinn Féin, parti nationaliste, et l’Irish Republican Army (IRA) lancent une guerre d’indépendance contre les Britanniques. En 1920, la réponse de Londres est alors d’accorder l’autonomie à l’Irlande, mais en imposant la partition de l’île, un épisode ambigu que relate le film Le vent de lève, de Ken Loach, palme d’or à Cannes en 2006. Sur les 32 comtés que compte l’île, seuls 26 deviennent autonomes. Les 6 autres restent partie intégrante du Royaume-Uni, afin de satisfaire les protestants Irlandais, partisans de ce maintien dans le royaume. Ces 6 comtés de la province d’Ulster forment jusqu’à nos jours l’Irlande du Nord. Elle possède son Parlement, sa capitale, et Londres peut désormais se débarrasser de sa question irlandaise, du moins le croit-on.
Un territoire, deux fédérations de football
Côté football, jusqu’à ce que l’île ne soit divisée, elle n’avait qu’une seule fédération : L’Irish Football Association (IFA), qui s’occupait aussi des matches de l’équipe nationale. Mais après la partition, deux fédérations distinctes cohabitent : L’IFA, attaché au Royaume-Uni, ne s’occupe plus que du football nord-irlandais, tandis que la Football Association of Ireland (FAI) devient la fédération de football de la République d’Irlande. Elle est reconnue en 1923 par la FIFA, ce qui lui permet de créer son équipe nationale. L’IFA, quant à elle, n’est reconnue par la FIFA qu’en 1946 mais qu’à cela ne tienne, Étienne : elle n’attend pas cette reconnaissance pour composer elle aussi son équipe nationale. Le problème, c’est que l’IFA, se prévalant de sa légitimité « historique » – l’ancienneté quoi – sélectionne aussi bien des joueurs qu’il est désormais convenu d’appeler des « nord-irlandais » que des « irlandais de République d’Irlande ». Et côté républicain, la FAI fait la même chose ! Elle se base pour ce faire sur l’article 2 de la Constitution irlandaise de 1936 qui dispose que « chaque personne née sur le sol irlandais a le droit d’être membre de la nation irlandaise ». Le « sol irlandais » faisant fi des frontières, on se retrouve durant quelques années avec une situation cocasse : on a deux équipes irlandaises qui s’évitent en ne participant pas aux mêmes compétitions (l’IFA se contente des tournois au sein du Royaume) et, surtout, certains joueurs répondent aux convocations des deux équipes ! Il faut dire que c’est tout bénéf’ pour ces quelques chanceux, surnommés les dual internationals : ils multiplient leur chances de jouer des compétitions, et donc de les remporter. La FIFA intervient finalement au cours des éliminatoires de la coupe du monde 1950, quand elle veut faire cesser la présence presque systématique de 4 joueurs dans les deux équipes irlandaises. Depuis, chacun chez soi ! Du moins pour ce qui concerne le foot, car l’Irlande sportive n’est pas homogène : par exemple, la fédération de rugby à XV concerne l’ensemble de l’île depuis une fusion de 1879, et cet état de fait n’a jamais bougé au gré de la conjoncture politique. Mais si l’Irlande est œcuménique pour le rugby, cela pose d’autres problèmes : pendant longtemps, seul l’hymne de la République d’Irlande était chanté avant les matches, par exemple. Que fait-on de ceux qui ne le connaissent pas, ou qui ne veulent pas le chanter, car Nord-Irlandais ? Évidemment, impossible d’imaginer chante God save the Queen pour eux. Eh bien on crée un autre hymne : depuis la fin des années 1990, c’est l’Ireland’s call qui résonne, composé ad hoc, et qui fait aujourd’hui consensus. Et quand on joue à Dublin, on chante même les deux hymnes, par exemple ici en 2007.
Fresque en hommage à l’IFA, Belfast, quartier protestant de Sandy Row, août 2018
Derry, un bastion catholique
Ces rappels historiques étant faits, voyons désormais de quelle manière ils vont se relier. Dès la partition en 1920, le pouvoir appartient en Irlande du Nord à la majorité protestante, qui représente environ 2/3 de la population dans cette partie de l’île. Et l’exercice du pouvoir fait que les catholiques sont soumis à d’importantes discriminations, tant politiques qu’économiques ou sociales. Historiquement, la ville de Derry est réputée pour sa vaillance : surnommée « Maiden City » (« la cité vierge ») en vertu du fait que ses remparts sont restés inviolés en dépit des nombreux sièges dont elle a fait l’objet (notamment celui 1688-1689, ou elle résista 109 jours), elle est la seule ville d’Irlande, et l’une des rares en Europe dont les fortifications n’ont jamais cédé. Et si Derry fait parler d’elle dans des temps plus contemporains, c’est parce qu’elle présente une particularité : sa population est majoritairement catholique, ce qui, presque mécaniquement comme on l’a évoqué précédemment, est l’une des expressions du nationalisme irlandais, contre les intérêts britanniques, contre la politique de développement séparé qui s’exerce en Irlande du Nord entre catholiques et protestants. Les conflits vont jusque dans l’appellation même de la ville : sur les cartes britanniques, dans les gares, sur les routes, on lit encore aujourd’hui son nom officiel : Londonderry. Ce « London » a été ajouté en 1613 pour humilier les Irlandais, après que les corporations de Londres ont « parrainé » la ville et y installent des garnisons, restées jusqu’en 1994. Autrement dit, « Derry » est l’appellation nationaliste de la cité, et « London » n’est là que pour rappeler la soumission des Irlandais. Toutefois, l’usage oral est de dire « Derry », et il faudrait vraiment tomber sur un provocateur ou un membre de la famille Thatcher pour entendre prononcer « Londonderry ». À partir des années 1960, les habitants catholiques de Derry organisent des manifestations pour réclamer l’égalité des droits avec les protestants.
Interlude
Figurez-vous qu’un des faits les plus méconnus de l’histoire concerne les liens entre le Titanic et les populations durement touchées par la politique du Royaume-Uni. Ainsi, avant même que ne naisse la guerre d’indépendance irlandaise, les populations de Belfast (où fut construit le bateau) de de Liverpool (son port d’attache), visionnaires, et devinant le conflit à venir, ont en fait volontairement saboté le Titanic pour écorner l’image du gouvernement britannique, qui avait fait de ce bateau le plus éminent représentant de la puissance du royaume. D’ailleurs, de futurs combattants de l’IRA qui avaient embarqué à bord ont, comme par hasard, disparu juste avant que le Titanic ne sombre après avoir heurté un gros glaçon. Comme les meilleurs détectives l’ont constaté à l’époque, donnant corps à une expression populaire, « l’IRA quitte le navire ». Hé ben ça valait le coup de faire un paragraphe pour en arriver là [fin de l'interlude]
Champion d’Irlande du Nord
Le premier club de football de Derry apparaît en 1890 : il se nomme St Columb’s Hall. Il prend ensuite le nom de St Columb’s Hall Celtic en 1893, puis de Derry Celtic Football Club en 1900. Le club joue ses matchs à domicile d’abord au Celtic Park, puis, à partir de 1900, au Brandywell Stadium, 100 mètres à côté. Les deux stades se situent en contrebas de l’immense et magnifique cimetière qui les domine d’une bien belle manière.
Derry, le quartier catholique dit « Bogside ». Sur la gauche, sous le cimetière, le Celtic Park, et encore plus à gauche, non visible sur cette photo, Brandywell Stadium, août 2018
Le Derry Celtic disparaît en 1913. Mais le football renaît en 1928 par le biais du Derry FC. À partir de 1929, il intègre le championnat nord-irlandais, géré donc par l’IFA. L’un des premières figures majeures du club est Billy Gillespie. Ancien coach de Sheffield United, en Angleterre, il importe à Derry les couleurs de son précédent club : à son initiative, Derry joue désormais en rouge et blanc, et les joueurs sont désormais surnommés les « candystripes », littéralement les « rayures de bonbons », parce que ça ressemble à des rayures comme on en trouve sur certains bonbons et papiers de bonbons, si vous n’aviez pas compris.
Le club remporte ses premiers trophées dans les années 1930 : notamment emmenée par son avant-centre Jimmy Kelly, auteur de 363 buts pour Derry en 21 ans de carrière, l’équipe remporte la coupe nord-irlandaise en 1935 puis en 1937. Cette performance est réitérée en 1949, 1954 et 1964, année durant laquelle le Derry FC goûte à l’Europe pour la première fois, en coupe des vainqueurs de coupe 1964-65 : apprentissage rude, puisque Derry perd au total 0-5 sur la double confrontation contre le Steaua Bucarest. Cependant, la saison termine en beauté, puisque Derry remporte le championnat. Son premier (et unique) titre de champion d’Irlande du Nord. En coupe des clubs champions, le Derry FC devient quelques mois plus tard le premier club irlandais à remporter une confrontation en matches aller/retour : il élimine en effet les Norvégiens du SFK Lyn Oslo (3-5 ; 5-1).
Un champion catholique : premières tensions avec l’IFA
Mais lors du tour suivant, la situation va brusquement se tendre avec la fédération nord-irlandaise. Sur le terrain, Derry est balayé à Anderlecht (0-9, avec Georges Heylens titulaire chez les Belges). Toutefois, la perspective de jouer l’équivalent d’un huitième de finale à Brandywell face à un habitué de l’Europe reste tout à fait réjouissante. Mais il n’y aura pas de confrontation retour : la fédé nord-irlandaise n’homologue pas le stade pour ce match, pour le prétexte suivant : le terrain présente une déclivité trop importante ! La fédé reprend à son compte une plainte des Norvégiens éliminés au tour précédent : ils ont estimé que le terrain était trop en pente et que c’était injouable ! Et à vrai dire, le dénivelé entre les deux buts était effectivement de… 2,74 mètres ! On peut en effet considérer que c’est une anomalie, mais elle existe depuis 35 ans et ça n’a jamais fait réagir personne. Le club de Derry ayant refusé que le match se joue ailleurs qu’à Brandywell, les deux clubs s’étaient même mis d’accord pour jouer la qualification sur une seule manche, à Bruxelles. Mais l’UEFA n’a pas vraiment goûté cet accord amiable : elle a puni financièrement les deux clubs, et a donné match perdu à Derry : 0-3, ce qui constitue une belle perf.
Bref, le champion d’Irlande du Nord est donc éliminé sans avoir pu jouer chez lui. En fait, le club suspecte la fédération de préférer un club unioniste et protestant comme représentant de la nation nord-irlandaise, plutôt que le club d’une ville catholique et nationaliste. Dès lors, les relations entre Derry et l’IFA ne vont cesser de se détériorer, d’autant qu’en parallèle, la situation politique part en sucette candystrip : c’est le début des Troubles.
Derry, à proximité de Brandywell Stadium, août 2018
Derry, épicentre des Troubles
Les Troubles sont un euphémisme qui désigne notamment la mort de près de 3 500 personnes en Irlande du Nord des années 1960 aux années 1990. Comme nous l’écrivions plus haut, à partir des années 1960, Derry, au même titre que les quartiers catholiques de Belfast, est le théâtre d’importantes manifestations pour l’égalité des droits entre catholiques et protestants. Ces manifestations, qui tournent souvent à l’émeute et aux barricades, incitent le gouvernement britannique à envoyer directement l’armée à Derry, notamment après l’épisode de la « bataille du Bogside » en 1969 : 3 jours d’émeutes à l’issue desquelles la police d’Ulster est incapable de rétablir l’ordre. Chaque rassemblement suscite provocations, affrontements, et déjà près de 120 morts sont à déplorer en Irlande du Nord entre le début des Troubles et la fin de l’année 1971. Il faut bien comprendre encore une fois qu’au-delà de la question religieuse, catholiques et protestants vivent dans deux mondes parallèles pour ce qui concerne l’enseignement, la santé, la représentation politique, l’accès à l’emploi ou la répartition géographique dans la ville. Le quartier catholique le plus célèbre de Derry est le Bogside, où une population très pauvre et particulièrement touchée par le chômage illustre parfaitement la situation d’appartheid que connaît l’Irlande du Nord. En octobre 1971, la télévision publique suisse réalisait un reportage sur les conditions de vie au sein du Bogside, et l’extrême tension qui existe alors dans la ville. Fin 1971, 29 barricades entourent le Bogside pour y empêcher l’accès à l’armée britannique : c’est « Free Derry », une zone gérée par l’IRA, que même les blindés militaires ne parviennent pas à franchir.
Le dimanche 30 janvier 1972, l’Association nord-irlandaise pour les droits civiques organise une manifestation pacifique pour protester contre l’internement sans procès des militants nationalistes. Un régiment de parachutistes envoyé par Londres prend position dans la ville. Comme à l’accoutumée, la manifestation déborde, quelques militants nationalistes cherchant à rejoindre les quartiers protestants. Après l’usage classique de canons à eau et de gaz lacrymogènes, les militants nationalistes sont redirigés vers Free Derry, où la situation dégénère. Après un moment de stupeur, il faut se rendre à l’évidence : l’armée tire à balles réelles, causant la mort 14 personnes, dont 7 adolescents. Pendant des décennies, la version officielle a soutenu que l’armée avait répondu à des tirs de l’IRA. Mais aucune arme n’a été retrouvée dans les rues de Derry, et aucune des victime ne portait de trace d’explosif. Et ce jour-là, aucun soldat n’a été tué ou blessé. Ce dimanche sanglant est l’épisode le plus connu des Troubles, « popularisé » ensuite par une abondante production culturelle, comme cette chanson de John Lennon, ou plus encore celle de U2, et plus récemment par le film de Paul Greengrass (2002).
Évidemment, le Bloody Sunday est un moment-charnière : à partir de ce moment, la violence terroriste s’installe et l’IRA est de plus en plus soutenue par la population catholique, qui voit en elle l’unique protecteur de ses intérêts.
Le Derry FC quitte l’Irlande du Nord
Dans ce contexte, le club de Derry, déjà en froid avec sa fédération, va encore plus s’éloigner de l’Irlande du Nord. Dès 1970, la montée des tensions incite certains supporters adverses à ne pas se rendre à Derry. L’équipe de Lindfield, de Belfast, refuse carrément d’y aller, et Derry « reçoit » alors Lindfield… à Belfast. Par ailleurs, le public de Derry manifeste tant d’hostilité à la police d’Ulster et à la police britannique les soirs de match qu’elles décident de ne plus en assurer la sécurité ! En 1971, le bus de l’équipe de Ballymena est incendié à proximité de Brandywell : cela servira de casus belli à la fédération. La conséquence est terrible pour le club : la fédération considère que Brandywell ne peut plus recevoir de matches. Elle impose alors au club de se délocaliser et de jouer ses matches à Coleraine, à 50 kilomètres de là. Pour les supporters de Derry, peu fortunés, le déplacement est impossible, d’autant que la liaison ferroviaire à l’époque entre les deux villes est très limitée. Après une saison dans cette situation (1971-1972) et avec des coûts financiers importants, Derry demande à la fédération l’autorisation de rejouer à Brandywell. Mais la demande est rejetée en octobre 1972 : le DFC jette l’éponge et se retire du championnat. Seules des équipes de jeunes subsistent. Durant plus de 10 ans, chaque année, le DFC demande son adhésion à la ligue nord-irlandaise : demande systématiquement rejetée.
Une dame de fer à cheval sur ses principes
Les années 1970 et 1980 ne laissent entrevoir aucune éclaircie politique : chaque attentat est présenté comme une riposte à un précédent attentat. Par exemple, le 21 juillet 1972, l’IRA réplique au Bloody Sunday : en l’espace de 80 minutes, 19 bombes explosent à Belfast provoquant la mort de 16 personnes, civiles et militaires, épisode connu sous le nom de Bloody Friday. L’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher raidit encore les positions : outre son attitude intransigeante sur la question nord-irlandaise, son gouvernement s’en prend férocement à tout ce qui ressemble aux classes laborieuses (et notamment les mineurs ou les ouvriers touchés par la désindustrialisation, aussi bien en Irlande qu’au Nord de l’Angleterre et en Écosse) qui, bien souvent, sont aussi catholiques. Parmi son œuvre, Margaret Thatcher laisse crever de faim Bobby Sands et ses copains en prison, leur tort étant de réclamer le statut de prisonnier politique. La mort de Sands, récemment élu au Parlement Nord-Irlandais, et de 9 autres grévistes de la faim au printemps et à l’été 1981 provoque de nombreuses émeutes dans les quartiers nationalistes en Irlande du Nord, et évidemment à Derry.
Regain de tension entre les communautés, à coups de « Z’vais t’arrasser les yeux, tête de cul ! »
Cette période est elle aussi richement appropriée culturellement, par exemple avec les films Hidden Agenda (1990), Au nom du père (1993), ou Hunger (2008). En littérature, on ne peut que vous conseiller les ouvrages de Sorj Chalandon. Côté musique, on peut évoquer Paul et Linda McCartney, Phil Coulter (natif de Derry, il a composé l’Ireland’s call), Soldat Louis, Renaud, voire avec les Cranberries, bien que la chanson soit idéologiquement différente puisqu’elle renvoie dos-à-dos les protagonistes du conflit. Et ce n’est pas forcément la dimension politique de cette chanson – qui échappe sans doute à la plupart des auditeurs – qui a fait son succès
Renaud en bal(l)ade à Derry, 1991
Derry demande son adhésion au championnat de la République d’Irlande
1985 : voilà 13 ans que Brandywell ne sert qu’aux courses de lévriers. Les tensions politiques servent de prétexte à la fédération nord-irlandaise pour refuser que le Derry FC ne revienne dans son championnat. Constatant que toute conciliation est impossible, les dirigeants du club ont une idée. À côté d’ici, il y a un autre championnat : celui de la République irlandaise. Et, précisément, la fédération irlandaise, la FAI, est en train de le restructurer. Désormais, le championnat se jouera entre 22 équipes, contre 16 jusqu’alors. C’est l’occasion rêvée : le Derry FC demande à jouer dans le championnat de l’Irlande, avec Brandywell comme terrain officiel. La FAI est d’accord. La FIFA est d’accord. L’UEFA est d’accord. Et l’IFA est d’accord, avec probablement un mot sympathique du genre : « OK, cassez-vous, on n’aura plus à refuser annuellement votre demande de réintégration ». Le Derry Football Club est donc de retour, en First Division (équivalent de la deuxième division). Et voilà comment ce club joue dans une fédération autre que celle de emplacement géographique.
« Le rire de nos enfants sera notre revanche ». Mural en hommage aux grévistes de la faim dans le Bogside, Derry, août 2018
Il existe de rares cas similaires à travers le monde : proche de nous, Monaco est rattaché au championnat français, et Swansea, club gallois, est rattaché au championnat anglais. Le plus souvent, ce sont des contraintes géographiques qui expliquent ces exceptions (ainsi de certains clubs espagnols qui jouent au niveau régional en France, ou de clubs anglais rattachés au championnat d’Écosse) ; il est bien plus rare que ces motivations soient politiques. Au niveau international, le cas d’Israël, rattaché à l’UEFA, en fait partie. Mais les frontières politiques et géographiques ne sont pas les frontières sportives, chacune d’elles résultant finalement de conventions en partie arbitraires et pratiques : la présence de clubs turcs et kazakhs en coupe d’Europe ne manque pas de faire grincer des dents de temps à autre. Et les frontières sportives sont elles-mêmes mouvantes selon la discipline, ainsi qu’on l’a vu plus haut. On a par exemple hésité à aller voir Irlande du Nord/Irlande en foot féminin, plutôt que d’aller à Derry : cette confrontation est inexistante en rugby.
Champion d’Irlande
Le Derry FC change donc de fédération, et s’y installe plutôt bien. Dès sa première saison en Irlande, le club remporte le titre de deuxième division. Le club a même réalisé un étonnant triplé en 1989, performance encore non égalée dans le pays, en remportant les deux coupes nationales et le championnat irlandais. Le Derry Football Club présente donc la particularité d’être champion de deux pays différents, et d’avoir remporté la coupe de deux fédérations différentes. C’est un peu comme si le LOSC avait un jour été rattaché à l’union royale belge de foot (une idée que, d’ailleurs, nous avons soufflée mais qui, à notre connaissance, n’est pas dans les tuyaux), et y avait remporté le championnat et les coupes.
Un deuxième titre a été remporté par Derry en 1997. Quant aux coupes, le club est presque devenu un spécialiste : le club remporte la coupe d’Irlande encore en 1995, 2003, 2006 et 2012 ; et la coupe de la Ligue en 1991, 1992, 1994, 2000, 2005, 2006, 2007, 2008 et 2011.
« Doire », c’est « Derry » en gaélique
Mais si Derry est bien implanté dans le paysage du football irlandais depuis les années 1980, tout ne s’est pas fait sans heurts. Dans les années 1990, l’Inland Revenue – une espèce de bureau des taxes dépendant du gouvernement britannique, en gros le fisc – a tout fait pour conduire à la ruine du club et à sa disparition. Car si le Derry FC est rattaché à la République irlandaise, c’est uniquement pour le foot, mais pas pour les impôts, pour lesquels il dépend encore du royaume. Légalement au Royaume-Uni, footballistiquement en Irlande, le Derry FC a un pied partout et nulle part à la fois. Alors que le club est au bord du dépôt de bilan, intervient John Hume. Député Nord-Irlandais siégeant à Londres depuis 1983, il est membre du Social Democratic and Labour Party, le parti de la minorité catholique. En 1998, il a reçu le prix Nobel de la paix pour sa contribution à l’élaboration des accords de paix, prix partagé avec David Trimble, un unioniste protestant. Ce n’est que grâce à l’influence de John Hume que le club a pu se sauver : sous son impulsion, et avec l’aide généreuse des clubs en question, des matchs amicaux contre Barcelone (Ronaldinho a inscrit ici son premier but sous les couleurs du Barça !), le Real Madrid, le Celtic Glasgow et Manchester United ont été organisés et ont renfloué les caisses.
Au début des années 2000, le club se sauve donc de justesse, en passant notamment à deux reprises par des barrages. Après ces quelques années difficiles, Derry est revenu dans le haut de tableau. 2e en 2005 derrière Cork, 2e en 2006 derrière Shelbourne. Cette saison reste marquée par une polémique à Derry : Shelbourne a été reconnu coupable d’irrégularités financières, tandis que des soupçons sur d’autres affaires impliquant le club pèsent toujours, mais les autorités irlandaises n’ont pas estimé devoir faire des investigations plus poussées… ce qui aurait pu offrir le titre à Derry.
Petite épopée européenne
L’année 2006 est marquée par l’aventure européenne de Derry. En tours préliminaires de C3, Derry élimine Göteborg (1-0 ; 1-0), puis les Écossais de Gretna (5-1 ; 2-2). Derry doit encore passer le premier tour pour se qualifier pour la phase de poules. Le tirage au sort lui offre le Paris-Saint-Germain, entraîné par l’ancien Lillois Guy Lacombe. À l’aller, en Irlande, Derry tient le coup : 0-0 ! Au stade, nous avons discuté avec un papy de ce match, voilà ce qu’il nous en dit : « on a joué le PSG, mais la pire équipe du PSG de l’histoire ! On avait un terrain tout pourri, c’est probablement un des pires matches que j’aie vu, mais tout le monde était heureux ici ». Puis il ajoute en s’esclaffant : « quand on voit ce qu’est devenu le PSG depuis, on s’est dit que ça aurait pu tomber sur nous, ça tient vraiment à rien ! ». Sans surprise, Derry s’incline au retour en France (0-2), après avoir reçu un chaleureux accueil du Parc des Princes, avec des inscriptions en gaélique et une banderole « You are now entering in Free Paris », référence au monument d’entrée du Bogside.
En novembre 2009, rebelote : de nouveau, le club est endetté. La FAI dissout le Derry City FC. Une nouvelle entité, avec le même nom, est créée. Immédiatement, elle demande à rejoindre la League of Ireland First Division (deuxième division). Un an plus tard, Derry est de retour dans l’élite.
Parc des Princes, septembre 2006
Ainsi va la vie à Derry : entre un passé dont les cicatrices ont du mal à se refermer et un avenir que l’on souhaiterait délesté de ce lourd héritage. Les quartiers sont encore très clairement délimités selon l’appartenance religieuse. D’ailleurs, l’office de tourisme de Derry vous donne un plan sur lequel, hormis pour l’hyper-centre, manque une rue sur deux. L’avantage, c’est bien entendu qu’on peut y trouver une rue sur deux. Mais l’inconvénient, c’est qu’on ne peut y trouver qu’une rue sur deux. Dans une ville aussi marquée par la présence de cul-de-sac (pour éviter que quartiers protestants et catholiques ne communiquent), c’est un plaisir pour les touristes. En gros, la ville reste marquée par une division que marque le fleuve qui la traverse, la Foyle. Sur la rive droite, les protestants ; sur la rive gauche, les catholiques. Depuis 2011, le « pont de la paix » permet un nouveau point de liaison entre les communautés. La tension qui règne encore ici contraste avec la verdure paisible et les paysages à couper le souffle qui entourent la cité.
Enclave protestante, derrière les grillages, sur la rive gauche de la Foyle
Le club de football de la ville est le témoin des années de guerre. Le stade, situé au cœur du Bogside, nous replonge inévitablement dans les années du conflit. Les murals font le lien avec le passé ; des grafs appellent encore aux armes. Bien sûr, l’armée britannique a quitté la ville depuis 1994. Bien sûr, des « accords de paix » ont été signés en avril 1998. Bien sûr, l’IRA a officiellement rendu les armes en 2010. Mais outre le fait que des tensions demeurent, que des branches de l’IRA ressurgissent çà et là (l’année dernière, c’est « l’IRA-continuité » qui tuait à Dublin ; vendredi soir, à 1 heure d’ici en voiture, un monument rendant hommage à deux membres de l’IRA a été recouvert de peinture et de l’inscription « SAS » – une unité de l’armée britannique présente en Irlande du Nord durant les Troubles -, la veille d’une commémoration à l’initiative des nationalistes), Derry est surtout peuplée de fantômes, qui rappellent à chaque instant celles et ceux qui sont tombé.es ici, et dont le flou qui entoure les circonstances de la mort ne peut tranquilliser celles et ceux qui restent. Par exemple, en allant au stade depuis le centre-ville, on ne peut manquer de voir la silhouette d’Annette McGavigan, peinte sur la façade d’une maison du Bogside. Le 6 septembre 1971, elle devient officiellement la 100e victime civile depuis le début des Troubles. Et la plus jeune : Annette McGavigan a été tuée par l’armée britannique en revenant de l’école à l’âge de 14 ans, alors qu’elle portait encore son uniforme d’écolière. Elle est enterrée à quelques mètres de là, dans le cimetière qui domine le stade, en compagnie de ses parents récemment décédés, pendant que ses frères et sœurs demandent encore justice aux autorités nord-irlandaises. L’année dernière, soit 46 ans après la mort d’Annette, sa famille a demandé qu’une nouvelle enquête sur ses circonstances soit ouverte, prétendant détenir des preuves jusqu’alors non prises en compte. Selon la version officielle, Annette est morte d’une balle qui a malencontreusement « dérivé (sic) ou ricoché » avant de l’atteindre. La famille, bien qu’on lui obstrue encore l’accès à certains documents, affirme désormais détenir un film et le rapport d’un médecin-légiste prouvant qu’Annette est morte d’un tir rectiligne dans la tête.
Ce mural à l’entrée du Bogside, intitulé « Death of Innocence », indique sans ambiguïté « Annette (…) shoot dead by the British Army »
Et c’est ici à Derry comme dans beaucoup d’endroits en Irlande du Nord. Il y a 15 jours, à Omagh – à 40 kilomètres d’ici – on commémorait les 20 ans de l’attentat le plus sanglant qu’ait connu le territoire : le 15 août 1998 (après les accords de paix, donc), 29 personnes de tous horizons périssaient suite à l’explosion d’une voiture piégée de l’IRA. Mais les responsabilités ne sont pas si limpides : l’IRA affirme que des coups de téléphone pour prévenir de l’explosion ont été préalablement passés, mais les indications, selon la police britannique, étaient volontairement imprécises. N’importe quoi, répond l’IRA : c’est justement parce que les indications était très précises que la police britannique a volontairement massé les passants vers le site de l’explosion afin de décrédibiliser les opposants au processus de paix. Encore aujourd’hui, le mystère plane sur les circonstances exactes de l’événement : qui manipule qui ? Le film Omagh (2004), de Pete Dravis, relate cet épisode. Quant au Bloody Sunday, la vérité apparaît: devant l’évidence des faits, une nouvelle enquête a été ouverte en 1998. Achevée il y a quelques années, elle met en lumière le fait que plusieurs soldats ont menti lors de leur première déposition, et que leurs victimes étaient toutes désarmées. Le gouvernement britannique, par l’intermédiaire de James Cameron, a reconnu la responsabilité des parachutistes et a présenté ses excuses à la population de Derry en 2010.
Au stade de la contestation
Brandywell est un petit stade de 7 500 places, genre « Grimonprez-Jooris à la campagne ». Ses alentours sont un énième rappel à l’identité du quartier : affiches et peintures en soutien à la Palestine, hommages aux morts nationalistes, atmosphère revendicative et parfois agressive à l’égard du Royaume-Uni. Les habitants du quartier restent touchés, plus que la moyenne, par le chômage et la pauvreté. Le stade a été rénové il y a 2 ans : à cette occasion, la piste de course de lévriers a disparu, et le fameux dénivelé entre les deux buts, qui avait déjà été amoindri à 1,8 mètres (!), a été entièrement corrigé. Voilà une riche idée. Il est vrai que pratiquer du sport en pente n’est guère pratique, sauf s’il s’agit de de sports de descente. Toutefois, celles et ceux qui ont envahi Grimonprez-Jooris – uniquement les soirs de fête, hein – se rappelleront que notre ancien terrain était également quelque peu penché, dans le sens de la largeur. Je signale à toutes fins utiles qu’aujourd’hui, les tribunes sont en pente, mais ça a l’air de satisfaire tout le monde. Événement notable, durant les travaux, sur l’année civile 2017, le Derry FC a joué ses matches « à domicile » à Buncrana, de l’autre côté de la frontière : l’occasion de quitter le Royaume-Uni était trop belle.
Au guichet, les tickets, déjà imprimés, ne demandent qu’à être achetés. Ce soir, ce sont les Dublinois de Bohemians qui se présentent. C’est déjà la 30e journée de championnat car, à l’instar des championnats nordiques, le championnat irlandais se déroule sur l’année civile. Dans le public, beaucoup de jeunes enfants, aux couleurs de leur club favori. Il faut dire que c’est encore ce genre de stade où l’entrée est gratuite pour les moins de 12 ans. Une tribune sur chaque longueur du terrain, deux kops d’une cinquantaine de personnes assurent l’ambiance. En moyenne, le Derry FC y reçoit 3 500 spectateurs par match. On doit être 2 000 à tout casser ce soir. On est loin d’une grosse ambiance, mais il faut dire aussi que Derry termine son championnat en roue libre : ne pouvant plus rien espérer ni craindre en championnat, le DFC mise tout sur la coupe de la Ligue (EA Sports Cup) pour espérer gagner sa place en coupe d’Europe. Et cela semble une stratégie intéressante, puisque Derry est en finale, finale qui aura lieu… à Brandywell, le 16 septembre, contre Cobh Ramblers [Edit : Derry s’est imposé 3-1].
Il y avait davantage d’ambiance dans le quartier le 8 avril 2013. Ce jour-là, on apprenait la mort de Margaret Thatcher. À Derry, comme en d’autres endroits qui ont souffert de sa politique, des centaines de personnes se sont retrouvées pour faire la fête : à Glasgow, à Liverpool, à Leeds, à Manchester. Si ces célébrations ont été officiellement condamnées par la plupart des partis politiques, on était bien contents ici. Autour de Free Derry, des inscriptions que l’on peut encore lire aujourd’hui ont fleuri : « Rot in Hell » (Va pourrir en enfer), « Iron lady, Rust In Peace » (Dame de fer, rouille en paix), ainsi qu’une nouvelle version d’une chanson du Magicien d’Oz (« Ding-Dong! The Witch – parfois the Bitch – Is Dead ». La chanson a atteint la deuxième place des ventes au Royaume-Uni en avril 2013 ! On note toutefois une pointe de déception chez certains habitants du quartier : « c’est quand même dommage qu’on ne l’ait pas tuée nous-mêmes il y a 30 ans ». Le chanteur Morrissey, qui avait lourdement chargé Thatcher, a salué la disparition d’une femme « barbare » et « sans la moindre once d’ humanité ».
Si on s’attarde un peu sur Maggie, c’est parce son attitude à l’égard de Derry d’un côté, du football de l’autre, est très révélatrice de sa politique en général, profondément hostile aux classes populaires. Dès la tragédie de Hillsborough, en 1989, elle a soutenu la version policière qui affirmait que les 96 supporters de Liverpool tués dans le stade par écrasement avaient provoqué eux-même le mouvement de foule. Depuis 2016, on sait que la faute incombait aux organisateurs du match.
♫ When Maggie Thatcher dies
We’re gonna have a party ♫
Supporters de Liverpool à Sunderland en septembre 2012
Cet héritage laisse encore des traces sur l’appartenance « nationale » de certains joueurs. Depuis 1998 et les accords de paix, tout Nord-Irlandais peut détenir la citoyenneté irlandaise, britannique, ou les deux. Cette décision a permis à certains joueurs nés en Irlande du Nord de choisir la sélection irlandaise malgré un passage dans les sélections de jeunes de l’IFA. Les joueurs concernés sont d’ailleurs critiqués par cette dernière, pour qui l’éligibilité à une sélection « ne doit pas être une question politique ou religieuse, mais simplement de football ». L’IFA demande ainsi que les joueurs ayant représenté une sélection chez les jeunes ne peuvent en représenter une autre chez les A. Outre les actuels internationaux Shane Duffy, Darron Gibson ou Eunan O’Kane, le cas le plus célèbre concerne James McClean. Né à Derry et ayant représenté l’Irlande du Nord jusqu’aux Espoirs, McClean a refusé la sélection de l’équipe A pour revêtir le maillot de la République. « Je ne me sentais pas faire partie de cette équipe. Et tout catholique qui dit le contraire est probablement un menteur. Je sens que nous ne sommes pas désirés. C’est compliqué d’entendre cet hymne, de voir ces drapeaux et ces chants sectaires. Encore plus quand on vient de Derry » (ici)
En Premier League, toutes les équipes portent un coquelicot sur leur maillot aux alentours du 11 novembre pour le Remembrance Day. L’action caritative étant organisée par la Royal British Legion (organisation apportant un soutien financier aux membres et vétérans des Forces Armées Britanniques), McClean refuse chaque année le coquelicot.
A l’occasion d’un match amical aux Etats-Unis avec West Bromwich, il a également refusé de se tourner vers le drapeau anglais lors du God Save The Queen.
Happy Friday
Dans l’enceinte du stade, seuls les véhicules de secours rappellent la présence de l’État britannique. Inutile de chercher une trace de la police : elle n’y a pas mis les pieds depuis 1971. La sécurité est assurée par le club et des bénévoles. Toutefois, son retour est évoqué depuis 2016, suite à l’agression d’un fan de Dundalk dans des circonstances floues, à l’extérieur du stade. Même le Sinn Féin, historiquement lié à l’IRA, a reconnu qu’il serait peut-être temps de penser à des forces de sécurité supplémentaires.
Derry, à proximité de Brandywell Stadium, août 2018
La première intervention du speaker consiste à rappeler que quelles que soient les circonstances du match, il est recommandé de ne pas manifester de comportement « sectarian », et qu’il est bon de se limiter à des passions footballistiques. Sur le terrain, les Candystripes semblent assez peu concernés : sur la première attaque côté droit, on joue depuis 45 secondes, les Dublinois ouvrent le score avec une reprise aux 6 mètres de Dinny Corcoran. Derry domine territorialement, mais se crée peu de situations dangereuses. Les deux kops poussent à coups de « Red ‘n white army ! ». Mais c’est la trentaine de supporters dublinois qui est à la fête. À la 19e minute, le stade applaudit, en hommage à Oran Tuly, 19 ans, supporter des Bohemians, récemment décédé. Cela nous offre le fun fact du match : seul à 20 mètres à la ronde mais persuadé que le public réagit pour encourager un de ses joueurs qu’il n’aurait pas vu dans son dos, un défenseur de Bohemians panique et envoie le ballon par dessus la tribune, sous le regard interloqué de ses partenaires. Y aura touche. On rigole. Bel hommage.
Deux changements à la pause n’y feront rien : Derry encaisse un 2e but en début de seconde période par Daniel Kelly d’une frappe bien placée dans le filet opposé (54e). En dépit d’une succession de tirs en fin de match, soit repoussés par le gardien, soit sur le poteau, les locaux s’inclinent 0-2. Les deux kops de Derry s’unissent et brandissent de nouveau la banderole pour Oran. Les adversaires saluent longuement le public de Derry à l’issue du match, qui lui-même applaudit chaleureusement les Dublinois.
Après le match, les plus téméraires chantent encore :
Red an white army !
You know I am, Sure I am !
I’m City until I die !
Puis chacun.e retournera à son quotidien, inévitablement marqué par cette situation si particulière, localement, mais aussi à un niveau plus général. Depuis vendredi, voilà 590 jours que l’Irlande du Nord n’a pas de gouvernement. Même s’il n’est pas un pays indépendant, le « pays » a ainsi battu le vieux record de la Belgique de 2010-2011. Dans les faits, cela a peu de conséquences car la plupart des lois sont votées depuis Londres, mais Londres, précisément, se fait de plus en plus pressant et menace de reprendre les choses en main. À l’origine de ce blocage, l’impossibilité de trouver un accord sur le partage du pouvoir entre catholiques et protestants, comme la loi y oblige. Le Sinn Féin considère qu’il n’est pas traité de manière équitable. Un énième rappel de la toile de fond de cette nation : la division.
« Hands Across the Divide ». Monument de la réconciliation à l’entrée de Derry.
Résumé du match :
4 commentaires
Nous aimerions connaître la vôtre!
Laisser un commentaire
Vous pouvez vous exprimer.
Visiter mon site web
15 janvier 2020
Permalien
Alphonse Tartan a dit:
Bonjour,
Merci pour la grande qualité de vos articles, et particulièrement pour la qualité de celui-ci.
Juste une petite coquille à signaler concernant la double confrontation Shelbourne – LOSC : il s’agissait du 1e tour de la Coupe UEFA et non d’un tour de Coupe Intertoto.
Encore merci !
Visiter mon site web
20 janvier 2020
Permalien
dbclosc a dit:
Merci beaucoup pour votre commentaire.
Et merci pour votre remarque, on a corrigé ! En effet, c’est la victoire en Intertoto en août qui ouvrait les portes du premier tour de coupe de l’UEFA, en septembre.
Visiter mon site web
4 septembre 2018
Permalien
Nannig a dit:
Merci pour ce chouette rappel historique. Il y aura sûrement encore beaucoup à dire politiquement et sportivement avec le Brexit qui s’annonce particulièrement épineux dans cette région !
Visiter mon site web
6 septembre 2018
Permalien
dbclosc a dit:
Merci pour le commentaire !
Oui, il semble pour le moment que les discussions sur le Brexit achoppent sur la question nord-irlandaise et la frontière qu’il faudrait rétablir… à suivre…