Posté le 2 mai 2019 - par dbclosc
Jean Vincent, profession : footballeur
Grand buteur du LOSC puis de Reims, Jean Vincent est moins connu pour son excellent placement en dehors du terrain. Pourtant, à deux reprises, en 1947 devant la FFF puis en 1955 face à la direction du LOSC, il se distingue de façon spectaculaire par une attitude intransigeante pour que lui soient reconnus, en tant que footballeur, des droits : une position pionnière pour son époque, bien avant la création de syndicats professionnels.
On les appelle les « réfractaires » : ce sont les footballeurs du LOSC dont nous avons déjà eu l’occasion de parler dans de précédents articles. Il s’agit par exemple du Néerlandais Cor Van Der Hart, qui refuse de reprendre la saison 1954/1955 avec le LOSC, sauf si le club l’augmente de 10 000 francs : « réfractaire » selon le président Henno ; un an après, il s’agit de Jean Vincent, Yvon Douis et Bernard Lefèvre, qui refusent de prendre part au match de reprise de la saison 1955 entre Lille et Monaco : « réfractaires » pour La Voix du Nord. Leur tort ? Avoir réclamé le paiement d’une prime au nom de leur statut d’internationaux français (A pour Vincent, B pour Douis et Lefèvre).
Le CNRTL définit comme réfractaire une personne « qui refuse d’obéir, de se soumettre » et va chercher dans l’histoire révolutionnaire, militaire et politique du pays ses illustrations de l’adjectif. Est ainsi réfractaire « un prêtre qui avait refusé, pendant la Révolution, de prêter serment à la Constitution civile du clergé », le « conscrit qui refuse de se soumettre au service militaire obligatoire » et c’est encore « en 1941-44, sous l’occupation allemande en France, [un] résistant qui refusait le travail obligatoire en Allemagne ». Autant dire que le mot est fort et renvoie à des situations dans lesquelles il faut bien comprendre qu’être réfractaire est une faute. D’ailleurs, après avoir en partie renoncé à leurs revendications, la Voix du Nord évoque la « résipiscence » des trois « réfractaires », un terme issu du vocabulaire religieux et qui désigne, selon le CNRTL, une « reconnaissance de sa faute, avec la volonté de s’amender ».
Un contrat de travail entre un employé et son employeur est par nature inégalitaire. Mais c’est peu dire qu’à cette époque le rapport entre les footballeurs et leur club est inégalitaire. Si le championnat de D1 est professionnel depuis 1932, les relations entre employés et employeurs ne le sont pas vraiment. Concrètement, pas grand chose n’encadre juridiquement les intérêts des footballeurs : les joueurs sont liés à leur club par un contrat « à vie ». Durant cette période, le club dispose de son joueur à sa guise, décide de ses transferts sans son accord, et verse des salaires fixés avec le Groupement. En 1955, et a fortiori en 1947, on est encore loin de la création de l’UNFP (1961) ou de la déclaration fracassante de Raymond Kopa dans France Dimanche en 1963 : « les joueurs sont des esclaves », qui lui valut… 6 mois de suspension avec sursis.
Premières tentatives de défense collective dans les années 1930
Et pourtant, dès 1934, Marcel Langiler, vainqueur de la coupe de France avec l’Excelsior Athlétic Club de Roubaix en 1933, crée l’Amicale des joueurs professionnels. Son objectif déclaré est de défendre les intérêts des footballeurs, notamment en cas de blessure, mais la reconnaissance du métier de footballeur, les salaires et les transferts sont aussi au cœur du combat de l’Amicale. Une caisse, financée par des matches de bienfaisance, est mise en place. Marcel Langiler, internatioanl dès 1927, s’était fait remarquer lors d’un match France/Angleterre (0-6) joué à Colombes : avec ses coéquipiers, il avait présenté à la Fédération Française de Football (FFF) des notes de frais afin qu’ils se fassent rembourser leurs déplacements, et la FFF s’en était acquitté.
À l’automne 1936 est créé le Syndicat des joueurs professionnels de football, présidé par l’international Jacques Mairesse. Son but est de « grouper les joueurs de toute nationalité opérant en France dans le but de créer un organisme de défense des intérêts moraux et financiers des joueurs (…) Le Syndicat aura peut-être à intervenir lors de l’application de certains articles du règlement qui régit le football professionnel ». En janvier 1938, en réaction à sa non-reconnaissance par la FFF et pour demander une augmentation des salaires, le syndicat lance un appel à la grève, quelques jours avant un France/Belgique. Très hostiles au mouvement, la presse sportive et les dirigeants du football le mettent en échec1. L’entrée en guerre, la mort de Jacques Mairesse lui-même, abattu le 15 juin 1940 par l’armée allemande, marquent la fin du syndicat.
Après-guerre, quelques projets naissent çà et là sans aboutir. Un article du Monde daté du 14 octobre 1948 évoque ainsi une réunion entre dirigeants des clubs professionnels à propos du statut des joueurs. Entre autres idées, est évoqué un salaire minimum mensuel variable « selon l’Importance des villes », qui s’échelonnerait de 17.500 à 25.000 francs. Un joueur aurait aussi la possibilité de réclamer une « prime de valeur », dont le montant serait en accord avec son club : « si un joueur l’estime insuffisante, il aura la faculté de se faire porter, par l’intermédiaire du Groupement, sur la liste des mutations. Selon les propositions qui lui seront faites, son club aura la possibilité de le conserver, en lui offrant une somme équivalente, ou de le transférer. Dans ce dernier cas le montant du transfert sera fonction de l’âge du joueur. Il sera calculé en multipliant le montant de la prime offerte par 17 si l’Intéressé n’a pas vingt-cinq ans révolus, par 15 si son âge s’échelonne entre vingt-cinq et trente ans et par 19 s’il dépasse trente ans ».
Le LOSC, comme toujours à l’avant-garde
De nombreux épisodes de la vie du LOSC témoignent des tensions récurrentes entre la direction et ses joueurs pour des histoires d’argent. Rappelons-nous que notamment François Bourbotte fut viré en 1946 suite à une altercation avec le trésorier du club dans un train, de retour d’un déplacement en région parisienne, pou une histoire floue de note de buvette qui devait refléter un problème d’une autre ampleur ; quelques mois plus tard, le repas qui suit la victoire en coupe de France ressemble à « un repas d’enterrement où, dans une ambiance sourdement aigre-douce, on se chamaille autour de la succession du défunt » écrit Jacques De Ryswick, journaliste à L’Équipe, un quotidien sportif. En cause : la prime de victoire, jugé trop faible par les joueurs lillois. Un an plus tard, en mai 1948, le LOSC remporte sa 3e coupe de France d’affilée, mais a bien failli ne pas se présenter à Colombes : jusqu’au matin même du match, les joueurs, emmenés par Jules Bigot, réclament une prime de 75 000 francs en cas de succès, que le président Henno refuse de leur octroyer : ce ne sera « que » 50 000. En décembre 1949, les Lillois menacent de ne pas se rendre à Nice en championnat : leur ex-coéquipier Justo Nuévo, désormais au Havre en D2, leur apprend qu’il y gagne bien mieux sa vie… En sondant leurs camarades internationaux, les Dogues se rendent alors compte que leurs salaires sont bien inférieurs à la moyenne ! Ils obtiendront gain de cause avec une sensible augmentation. Et nous évoquions donc en début de texte le cas du « réfractaire » Van Der Hart : cette fois Henno ne veut rien entendre et se croit en position de force car il a trouvé un remplaçant à son solide arrière néerlandais : du moins, le croit-il car son Joseph Zacharias est en fait un imposteur. Quelques mois plus tard, alors que le LOSC est en fâcheuse posture en championnat, le président rappelle Van Der Hart et daigne lui accorder ses 10 000 francs mensuels supplémentaires, mais Corry réclame encore davantage et ne reviendra pas. Il est alors définitivement transféré au Fortuna Greelen pour la somme de 9 MF ce qui, pour la presse de l’époque, constitue la moitié de sa valeur marchande réelle.
La sélection, un « manque à gagner »
Bon, on avait pas annoncé un article sur Jean Vincent ? Si. Donc on voudrait désormais fournir deux illustrations de ces relations entre joueur et club, avec Jean Vincent, en 1947 puis en 1955. Jean Vincent est né en 1930 à Labeuvrière, à côté de Béthune, en plein bassin minier. Jean Vincent fait rapidement parler de lui pour ses talents de footballeur du côté de Labeuvrière, puis d’Auchel à partir de 1946, juste à côté. Il est même sélectionné à l’âge de 16 ans pour un tournoi juniors avec l’équipe de France à Rotterdam, que les Bleus remportent. L’année suivante, Gaston Barreau le sélectionne en équipe de France amateurs, pour jouer un match contre l’Angleterre, à Londres. Or, à cette époque, Vincent est employé au Service de construction des Mines et ambitionne d’étudier à l’école des Mines de Douai. À son retour d’Angleterre, au moment d’apporter une sorte de note de frais à la Fédération Française de Football, il ajoute quelques lignes originales : il demande en effet le remboursement de ses 4 journées de travail perdues à cause du déplacement, ainsi que le paiement de la prime de régularité dont toute absence à la mine faisait perdre le bénéfice. Il argumente sa demande en plaidant un « manque à gagner » dû à sa sélection. Ainsi, la démarche est assez proche de celle de Marcel Langiler 20 ans plus tôt, mais Vincent y ajoute une différence notable : le paiement des heures de travail perdues auprès de son employeur. La demande est d’autant plus audacieuse qu’elle se fait cette fois au niveau amateur ! La FFF est dans un premier temps scandalisée, mais finit par payer.
« Une belle tête de lard »
L’année suivante, en 1948, bon nombre de clubs s’intéressent à lui : Lens, le CORT, le Racing, le Stade Français, Troyes, inondent de coups de téléphone les mines d’Auchel pour attirer Vincent, qui a donné sa parole au LOSC, sur les conseils de son père. Durant cette même année, le LOSC vient jouer à Auchel. Avant le match, le Lillois Lefèvre est à la recherche d’un « pied de fer » pour fixer ses crampons. La Voix du Nord raconte : « Vincent, qui était en train de clouer les siens, n’aimait pas les professionnels. Lentement, tout en narguant Lefèvre, il monopolisa le pied de fer ». Dans le vestiaire lillois, Lefèvre s’énerve : « ce Vincent qui doit venir chez nous, c’est une belle tête de lard. Quel crétin ! Il se prend déjà pour Rastelli2 ». En 1949, Vincent signe une licence amateur avec les Dogues. Il commence à jouer avec la réserve du LOSC, se fait remarquer pour son habitude matinale « café au lait-camembert » et est toujours sélectionné, cette fois avec les militaires. Puis il devient professionnel en 1950. Dès sa première saison, en seulement 4 matches joués, il inscrit son premier but en D1, et participe même à la rocambolesque Coupe latine 1951 ; il en inscrit 14 la saison suivante, puis 8 en 1952-1953, année où il remporte sa première coupe de France. À Lille, il se révèle au poste de milieu axial offensif, en « 10 » comme on dirait aujourd’hui, tandis que le côté gauche, où il a surtout joué à Reims et en équipe de France, est occupé par Jean Lechantre puis par Bernard Lefèvre lors de son passage à Lille. Fin 1953, il découvre l’équipe de France A, et c’est du prestige qu’il y acquiert que va venir un autre conflit, cette fois avec la direction du LOSC.
Entre Jean Vincent et Guillaume Bieganski, la coupe de France 1953
Confirmations nationale et internationale
Sa première sélection en A date du 17 décembre 1953 : en vue de sa qualification à la coupe du monde 1954, la France affronte le Luxembourg. 4 Lillois sont titulaires : Pazur, Lemaître, Bieganski et, donc Vincent, qui après 10 minutes de jeu a déjà inscrit un doublé. Il offre en seconde période une passe décisive et la France s’impose 8-0. Près de 6 mois plus tard, en mai 1954, il honore sa deuxième sélection, à Bruxelles, contre la Belgique. En 1953/1954, il n’a inscrit que 4 buts, mais c’est toute l’équipe lilloise qui a peu marqué cette saison-là, ce qui ne l’a pas empêchée de conquérir le titre grâce à sa défense de fer.
En Belgique, c’est le dernier match de préparation avant l’annonce de la sélection pour la coupe du monde. Et là encore, il marque. Il est donc du voyage en Suisse (avec Ruminski et Lemaître). Si la France ne passe pas le premier tour, Vincent, auteur d’un nouveau but, est unanimement reconnu comme l’un des rares Français à avoir fait bonne figure.
Malgré la difficile saison du LOSC en championnat en 1954-1955, Vincent retrouve ses talents de buteur : 15 buts en championnat (dont 1 lors du barrage), et 5 en coupe (il marque en finale et remporte encore le trophée). Parallèlement, il ajoute 5 sélections à son palmarès, marquant notamment chez les champions du monde ouest-Allemands en octobre 1954, et confirme qu’il est l’un des meilleurs footballeurs de sa génération.
Guillaume Bieganski et Jean Vincent, avec la coupe de France 1955
La sélection avec « l’équipe du Continent »
Cette réputation va se traduire par la sélection de Jean Vincent dans « l’équipe du Continent » en août 1955. Voilà de quoi il s’agit : une équipe composée de joueurs évoluant en Grande-Bretagne rencontre une équipe composée de joueurs du « continent » (européen). Cette nouvelle tradition, dont la fréquence est aléatoire, connaît là sa 4e édition, et se déroulera à Belfast car la date coïncide avec les 75 ans de la fédération irlandaise (en fait, la fédération nord-irlandaise, l’Irish Football Association, voyez ici ce qu’on a dit sur son histoire). La Voix du Nord ne manque pas d’impertinence pour présenter l’événement : « à l’origine, ces rencontres avaient leur raison d’être. La Grande-Bretagne était l’incontestable maîtresse du football mondial. Mais son isolement, son manque de contact avec les types de football étranger, le rigorisme et le traditionalisme de ses méthodes ont provoqué rapidement la déchéance du football anglais. Étrillé par les Hongrois, étrillé en Suisse lors de la coupe du monde, étrillé récemment encore en URSS, le football anglais subira bien d’autres mortifications s’il ne se rend pas à des méthodes plus modernes, donc plus valables ». Par ailleurs, le quotidien régional moque la façon dont est composée cette équipe du continent « bâtie à la hâte, privée du concours des prestigieux Hongrois et des Allemands (qui ont estimé avec beaucoup d’orgueil ne rien avoir à apprendre des Britanniques), qui n’aura d’équipe que l’appellation. En fait, il s’agit plutôt d’un puzzle ». Il n’empêche : la VDN s’enorgueillit d’y trouver deux Nordistes : le Rémois Raymond Kopa, né à Noeux-les-Mines, et le Lillois Jean Vincent, né à Labeuvrière, à côté de Béthune, en plein bassin minier, on l’a déjà écrit. On n’avait pas eu de Nordiste dans cette équipe depuis 1947 : cette année-là, c’est Julien Darui, le gardien de Roubaix-Tourcoing (et ancien du LOSC), qui gardait la cage de l’équipe continentale3. Donc bon : la VDN se moque, mais elle est bien contente et voit là le signe incontestable que Vincent, le Lillois, est « le meilleur ailier gauche européen ». Voici la sélection complète, coachée par le Belge José Crahay, avec la présence dans les buts de l’Italien Buffon, dont la longévité au plus haut niveau est décidément exceptionnelle.
Pronostic de la Voix du Nord en ce 13 août 1955 : « les Anglais, avec leur légendaire étroitesse de vue tactique, auront beaucoup de mal à battre l’amalgame continental ». 60 000 personnes se massent dans les tribunes et exultent quand, à la 25e minute, l’Ecossais Johnstone lobe Buffon : 1-0 pour les Britannniques ! Mais 2 minutes plus tard, la « mixture continentale » égalise par… Jean Vincent : 1-1.
La seconde période est tout à l’avantage des « européens », qui ne concrétisent que dans le dernier quart d’heure grâce à 3 autres buts du Yougoslave Vukas. Score final : 1-4. Les « continentaux » ont fait la preuve de leur supériorité, Jean Vincent s’est particulièrement distingué : tout va bien, et le championnat va pouvoir reprendre.
Si l’on en croit la Voix du Nord, voici l’égalisation de Vincent, ici sur la gauche
Hé oui, c’est la reprise
Dimanche 21 août 1955 : c’est la reprise. Au stade Henri-Jooris, le LOSC reçoit Monaco, et a à cœur de renouer avec la victoire à domicile, ce qui n’est pas arrivé depuis janvier. L’effectif a peu changé lors de l’intersaison : seul Somerlynck a changé de statut, retournant au niveau amateur4. C’est donc désormais Michel Taisne qui est amené à être titulaire à sa place. Seule inquiétude : durant un tournoi de pré-saison aux Pays-Bas, Robert Lemaître s’est blessé au genou ; il sera remplacé au poste d’arrière gauche par Jacques Delepaut. En attaque, la VDN annonce que le public se réjouit à l’avance de voir évoluer Douis et Vincent, tous deux en « excellente forme » et qui « étonnent leurs partenaires, tant est grande leur réussite et leur forme ». Les regards seront particulièrement portés sur Jean Vincent : « le public lillois aura l’occasion de manifester sa sympathie à Jean Vincent, l’un des meilleurs (sinon le meilleur) ailiers gauches d’Europe, et qui vient d’être honoré d’une splendide sélection dans l’équipe du Continent ». Voici les équipes annoncées :
Mais à 15h, pas de Vincent, ni de Douis ou de Lefèvre dans le 11 de départ lillois. Ils sont respectivement remplacés par Walzack, Somerlynck et Lenglet. Les trois joueurs sont pourtant dans les tribunes et paraissent valides : c’est bien l’entraîneur, André Cheuva, qui les a écartés. Sportivement, la décision est difficilement justifiable : ce sont quasiment les 3 meilleurs éléments de l’équipe. Alors , quel est le problème ? Depuis son retour de sélection avec l’équipe du Continent, Jean Vincent est en dscussion avec ses dirigeants. Une nouvelle réglementation de la FFF lui a fait perdre une partie de la prime à laquelle il avait droit en tant qu’international. Il conteste le bien-fondé de la réglementation, et demande a minima que cette perte soit compensée par une augmentation de salaire. Ses coéquipiers Bernard Lefebvre et Yvon Douis, internationaux B, et donc potentiellement concernés par la même problématique, le soutiennent et rencontrent la direction du club.
Mais face à l’intransigeance de la direction, les 3 joueurs affirment dimanche midi qu’ils ne joueront pas contre Monaco. Cheuva, soutenu par sa hiérarchie, écarte volontiers les « réfractaires » et convoque en dernière minute Walzack, Somerlynck et Lenglet. À 14h, les 3 grévistes reviennent sur leur décision et se déclarent prêts à jouer : trop tard pour les dirigeants, qui laissent leurs joueurs sur la touche. Sur le terrain, les Dogues battent Monaco à l’issue d’un match médiocre : 2-0, doublé de Taisne (42e, 59e).
Mis à l’amende
Dans la semaine, la Voix du Nord revient sur « l’incident » et donne quelques détails. On apprend ainsi que Vincent, Douis et Lefèvre seraient « rentrés dans le rang » : « la loi, même injuste, est la loi » philosophe le journal. Certes, mais la loi est surtout le produit d’un rapport de forces bien peu favorable aux footballeurs, et très favorable à la direction du LOSC, qui a, dans un premier temps, pris les sanctions suivantes en attendant une convocation devant le conseil de discipline :
_Amende pour avoir manqué le rendez-vous de dimanche midi
_Amende pour avoir eu des réflexions désobligeantes à l’égard de l’entraîneur
_Amende pour avoir failli à l’esprit d’équipe.
Le quotidien précise qu’avec l’absence de la prime de match, les trois grévistes ont perdu entre 50 000 et 60 000 francs. La VDN dit d’un côté comprendre les revendications de Vincent (« il est vexant de voir échapper – à cause d’une nouvelle réglementation – un capital que l’on touchait du doigt ») mais salue la fermeté des dirigeants du LOSC qui « se sont engagés à respecter les salaires dictés par le Groupement ». Le problème semble précisément dans l’utilisation du verbe « dicter » : quelle place pour les revendications salariales des joueurs ? On se rend bien compte du caractère peu encadré de la situation (et de la toute puissance des clubs) quand on apprend que la direction du LOSC daigne bien plaider la cause de son joueur auprès du Groupement. Finalement, ce qui a surtout déplu aux dirigeants lillois, « c’est l’allure brutale, genre ultimatum, de leurs joueurs. Répétons que le fait de s’être présenté au stade à 14h mérite l’absolution. La faute n’était pas entière ».
En attendant, la Voix du Nord est elle-même embarrassée car elle reçoit « pas mal de lettres de lecteurs » mécontents que le journal n’ait pas prévenu de l’absence des internationaux ! Ainsi, M. Delgrange, résidant rue de Valenciennes à Lille, indique fort justement qu’ « avec ou sans vedette, le tarif est toujours le même pour nous ». Le journal se justifie : « les dirigeants [du LOSC] ont fait face à une situation imprévue. Déclenchée vendredi, l’affaire n’a pris corps que dimanche matin. Il était trop tard pour en informer le public. D’ailleurs, la plupart des dirigeants loscistes, plusieurs joueurs et la presse en général, ignoraient le différend ».
Le 25 août, Vincent, Douis et Lefèvre sont convoqués devant le conseil de discipline du LOSC, présidé par Henri Kretzschmar. L’ambiance est détendue, et le conseil de discipline se termine par un apéritif : « les trois footballeurs s’en tirent avec ne amende qui n’atteint pas les chiffres énoncés hier [15 000 francs chacun] et l’espoir d’une intercession de leurs dirigeants auprès du Groupement, afin de défendre leur cas, et d’obtenir une augmentation dont personne ne discutera l’équité. Car même si la qualité d’international A ne leur est pas officiellement accordée par une sélection, on admettra qu’en valeur absolue, ils méritent cette qualité. Ne serait-ce que par le truchement d’une comparaison avec d’autres footballeurs français, touchés par la grâce (parfois absurde) de la sélection ».
« Je ne veux pas être une cigale »
Après cet épisode, Jean Vincent expliquait son rapport à l’argent et faisait la preuve de sa connaissance des fables de Jean II La Fontaine en déclarant à la Voix du Nord le 28 août 1955 : « j’ai 25 ans. Notre métier va rarement au-delà de 30 ans. Sous mes yeux, j’ai l’exemple de quantité de camarades dont la carrière a été brutalement détruite. Albanési est tourneur, Stricanne pèse de la viande aux abattoirs. Et combien d’autres ont vécu la mésaventure. Le football nous a procuré quantité de satisfactions matérielles : je ne veux pas être une cigale. Ai-je tort ? ».
Cet été 1955 a eu une résonance profonde tout au long de la saison. Même si la version officielle soutient que les malentendus ont été levés et que les rapports entre joueurs et dirigeants sont au beau fixe, Jean Vincent garde quelque rancune à l’égard de son entraîneur. À l’automne, lorsque le sélectionneur, Paul Nicolas, appelle André Cheuva pour savoir s’il est opportun de faire jouer Vincent en équipe de France, l’entraîneur du LOSC répond par la négative, c’est à dire « non », arguant de la méforme de son attaquant. Mais à cause d’une fuite, Vincent tient Cheuva pour responsable de son éviction de la sélection et le prend à partie dans le vestiaire. On peut toujours extrapoler en se disant que cette ambiance est en partie responsable des mauvais résultats du LOSC et de sa descente en 1956… En tant que joueur, le dernier rapport de Jean Vincent avec le LOSC fut également conflictuel, reflétant encore une fois les rapports entre footballeur et direction de club : son transfert-record à Reims lors de l’été 1956 a été négocié dans son dos ! « L’épisode Zacharias nous a fait bien rire, d’autant que Louis Henno n’était pas toujours notre copain. Comment se faisait-il appeler déjà ? Louis XIV ? Louis XIX dites-vous, oui c’est ça. Quel personnage ! Quand j’ai été transféré à Reims, je lui en ai voulu. D’abord parce qu’il a tout arrangé sans me prévenir. Après il m’a dit : « pour ta prime de transfert, débrouille-toi avec eux, cela ne me regarde plus ». Ce fut surtout dur à encaisser car je venais d’ouvrir un magasin d’articles de sports et d’acheter une maison pour laquelle j’avais effectué un emprunt ».
Vers le contrat « à temps »
Fin 1956, le président Henno annonce à Gérard Bourbotte : « toi, tu vas rester toute ta vie au LOSC. Tu fais partie intégrante du club ». Surpris par cette déclaration péremptoire mais qui, dans un sens, peut l’arranger, Gérard en profite pour investir dans l’immobilier et achète une maison. 6 mois plus tard, Henno lui apprend qu’il est transféré à Strasbourg. « J’ai eu du mal à le digérer » dit Gégé ; en 1958, c’est André Strappe qui était transféré, à sa grande surprise, au Havre, après 10 ans passés au club ; en 1959, Fernand Devlaminck entre en conflit avec le LOSC, qui refuse de le céder, et reste 3 mois sans jouer, donc sans salaire : « tous les bons joueurs avaient été vendus et moi on voulait me conserver en 2e division alors que j’avais plein de propositions, de Monaco et du Racing Club de Paris notamment. Pourquoi ? Je ne sais pas, je ne comprenais pas ». On pourrait donner bien d’autres exemples qui ont scandé la vie du LOSC et, probablement, de tous les clubs professionnels de l’époque. C’est le reflet d’un temps où les joueurs n’ont comme levier que la possibilité de négocier une prime à la signature de leur contrat (la « prime de valeur » dont il est question plus haut), ce qui représente bien peu par rapport à 15 années (à peu près la durée d’une carrière professionnelle) au cours desquelles un club fait de ses footballeurs des « objets » qu’il « utilise à sa volonté » (ces expressions sont tirées d’un article du Monde de 1967) : « il s’ensuit alors cette véritable « traite d’hommes », pudiquement appelée « transfert », qu’il convient d’abolir ». À cette période – l’UNFP a été créée entretemps – on discute déjà de la création d’un contrat « à temps », visant à abolir la « toute-puissance féodale des clubs en instituant un système démocratique » (Le Monde, novembre 1967) : « ce contrat sera discuté cette fois par les deux parties (club et joueur) et pourra être établi pour un, deux, trois ans, etc. Il doit permettre un brassage réel de nos meilleurs footballeurs, en laissant à chaque joueur la possibilité de construire sa carrière et en éliminant les médiocres, dont le contrat ne sera pas renouvelé ».
C’est peu connu, mais Mai 68 a aussi concerné les footballeurs : c’est lors de ce printemps que le contrat à vie a été aboli. Le 22 mai, une centaine de footballeurs se rend au siège de la FFF et dénoncent un football soumis à l’argent et au bon-vouloir des présidents des clubs et de la Fédération.
Le 12 juin 1969, Michel Hidalgo, président de l’UNFP, obtient l’entrée en vigueur du contrat à durée librement consentie. Dans les faits, il faudra encore quelques années pour respecter la réglementation, mais le principe est acquis5. Nul doute que Jean Vincent, alors entraîneur en Suisse, n’y est pas pour rien.
FC Notes :
1 Ainsi, Henri Desgrange, directeur du quotidien L’Auto, écrit : « Ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est la raison pour laquelle les revendiquants persistent à exercer une profession qui ne les nourrit pas, un métier qui n’enrichit d’ailleurs personne, et un métier qui leur impose d’avoir une autre occupation. Ne semblerait-il pas plus logique, si leur métier de joueur ne les nourrit pas suffisamment, qu’ils aillent exercer celui qu’ils faisaient auparavant ? Car enfin, de quel droit exigeraient-ils que le métier de joueur les fasse vivre ? »
2 Encrico Rastelli, un célèbre jongleur du début du XXe siècle, qui a la particularité d’avoir introduit des ballons de football pour ses jonglages.
3 Après sa carrière, ce Julien Darui a été engagé par le cirque Jean Richard : son numéro consistait à arrêter des pénalties sur la piste. Une reconversion toute trouvée pour Mike Maignan.
4 Il resignera très vite un contrat professionnel pour tenter de sauver les meubles durant la saison.
5 Et déjà se posent deux craintes, qui s’actualiseront sans cesse ultérieurement avec d’autres termes : « l’insécurité de l’emploi et le risque d’expatriation de notre élite, avec l’application du traité de Rome concernant la liberté du travail entre les pays du Marché commun »
3 commentaires
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4 mars 2023
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Titouan a dit:
Qui a écrit cet article sur Jean Vincent ? Êtes vous sûr de ce que vous écrivez ? Quelles sont vos sources ?
Merci pour votre réponse
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6 mars 2023
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dbclosc a dit:
Bonjour,
Ce blog est tenu par des passionnés de football qui, au fil des articles que vous y trouvez, s’attachent à mentionner les ouvrages qui les ont inspirés. Les renvois vers d’autres articles montrent un attachement à la cumulativité pour approcher au mieux la crédibilité des récits.
Cet article cite une douzaine d’extraits issus de la Voix du Nord, en comporte des illustrations, vous revoie vers le Monde, l’Auto, vers un blog spécialisé dans le football, et même vers France Dimanche.
Quel est le sens de vos questions ?
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4 mars 2023
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artigouha a dit:
Bonjour à vous tous.
En lisant cet article c’est toute ma jeunesse qui ressurgit. Grand merci à l’auteur de m’avoir fait ce plaisir de revoir la photo de ce très très grand joueur. C’était une autre époque et ce n’est pas peu de le dire.