Posté le 8 février 2020 - par dbclosc
Dernier derby lillois avant la fusion
Ils ne le savent pas encore, mais ce 16 mai 1943, les deux rivaux historiques de l’Olympique Lillois (OL) et du Sporting Club de Fives (SCF) s’affrontent pour la dernière fois. Les « Diables Bleus » sont ainsi les derniers vainqueurs de ce derby, malgré la vaillante résistance dans les buts de l’OL d’un certain… Jean Baratte.
C’est dans la presse collaborationniste que nous trouvons quelques compte-rendus de la vie sportive de l’époque : de fait, les journaux qui paraissent sont collaborationnistes, sans quoi ils ne seraient pas publiés, ou alors clandestinement, comme le fait, avec une fréquence aléatoire, la Voix du Nord (VDN) jusque septembre 1944, mais vous devinez, bien évidemment, que la VDN ne consacre pas une ligne au football. C’est donc bien souvent en page 4 du Grand Echo du Nord de la France, dans les pages intérieures du Réveil du Nord, ou dans l’hebdomadaire Les Sports du Nord qu’il est possible d’avoir un aperçu de la vie footballistique, dont on a peine à croire, au-delà de son organisation chaotique, qu’elle soit absolument imperméable à la situation politique et militaire du pays, comme la lecture de ces journaux nous en donne l’impression. Alors qu’en Une de ces journaux, on se réjouit des pertes supposées des « Bolchevistes », des bombardements sur Londres, que la moindre déclaration d’Hitler, de Laval ou de Pétain est relayée et qu’on déplore « le Juif, ce fléau », le football passe pour une oasis qu’il est certes facile de placer au milieu d’un champ de ruines idéologique 80 ans après, mais qui dans l’immédiat a aussi une fonction idéologique claire (ce qui n’exclut pas qu’il distraie effectivement) : faire comme si tout était normal et servir de continuité avec la vie d’avant.
Fives vainqueur à l’aller
En mai 1943, le championnat 1942/1943 touche à sa fin. Durant les années d’occupation, les formules du championnat de France de football ont changé, sans que jamais on en trouve une bonne, mais c’était là une bien ambitieuse idée. Cette saison-ci, il est divisé en deux groupes de 16 équipes : le groupe Nord, avec notamment la présence du Sporting Club Fivois, de l’Olympique Lillois, du Racing Club de Lens et de l’Excelsior Roubaix ; et le groupe Sud. Depuis la professionnalisation du football en 1932, la ville de Lille attend avec impatience les confrontations entre les deux clubs rivaux de sa ville : l’OL (qui est désormais OICL puisque l’OL et l’Iris Club de Lambersart ont récemment fusionné), premier champion de France professionnel en 1933, et le SCF, qui a atteint son meilleur classement en 1934 (2e). D’ailleurs, cette saison a débuté le 31 août par « une sensationnelle réouverture » au stade Jules-Lemaire, avec d’emblée un SCF/OICL devant 10 000 spectateurs, dont le maire de Lille, M. Dehove, qui a vu les Fivois s’imposer par 4-1 (Triplé de Prouff et Stefaniak csc, alors que Vernay avait égalisé juste avant la pause pour l’OICL).
Le SCF (presque) au sommet, l’OICL à la peine
Ce score était annonciateur d’une belle saison des Fivois, surnommés les « Diables Bleus », et d’une saison en demi-teinte pour les « Dogues Irisés » comme l’appelle la presse régionale. En revanche, en coupe (où le territoire est là divisé en « zone occupée », « zone libre » et « zone interdite », l’OICL est parvenu jusqu’en finale de zone interdite (battu par Lens 0-2) là où le SCF a perdu dès les quarts de finale (éliminé là aussi par le RCL qui, rassurons-nous, a perdu en finale interzones contre Bordeaux, 1-2).
Lens est largement en tête de la compétition, qui ne débouche sur aucun titre, ça c’est dommage pour eux. Les Fivois, qui viennent de s’incliner 4-5 face aux « mineurs » – c’est ainsi qu’on les appelle – et ne peuvent plus les rattraper, sont deuxièmes et entendent bien conserver cette place. Les Dogues, de leur côté, après un début de championnat correct, se sont vite positionnés dans le ventre mou : les voilà 10e (sur 16) sans plus rien à espérer ni à craindre. Ils restent sur 3 défaites consécutives et viennent même de perdre 0-5 à Reims : « il semble bien qu’ils aient perdu toutes leurs qualités maîtresses (…) Il est grand temps que la saison se termine pour les Dogues, dont le moral, pour des raisons diverses, semble vraiment affecté » écrit Les Sports du Nord à la veille du derby. Si bien que ce OICL/SCF a perdu de son prestige, et les Fivois sont bel et bien les favoris : « sans doute l’avantage du terrain permettra-t-il aux ‘blanc cerclé rouge’ de se comporter mieux que précédemment devant leurs redoutables rivaux locaux. Mais il n’est reste pas moins vrai que Fives est aujourd’hui bien supérieur au ‘onze’ oïecéiste et qu’il entendra le prouver en s’assurant un sensible avantage à la marque finale ».
Le 16 mai 1943, au stade Victor Boucquey pas encore rebaptisé Henri-Jooris, le match est prévu à 15 heures. L’OICL est « privé du concours de nombreux joueurs de premier plan (…) nous sommes néanmoins certains qu’ils vont fournir pour ce classique derby un effort exceptionnel et que la lutte sera des plus serrées ». Pour faciliter le déplacement des supporters, un service spécial de trams est assuré entre la gare et le stade.
Voici les équipes annoncées par la presse le matin du match :
OICL :
Darui ou Leporcq ; Laurent, Deschodt, Mahieu, Stefaniak, Cheuva, Pollart, Staho, Baratte, Bigot, Lechantre
SCF :
Dessertot, Somerlynck, Dutilleul, Bourbotte, Jadrejak, Debruyckère, Tempowski, Tancré, Bihel, Prouff, Waggi.
En fait, par rapport à ces compositions annoncées, deux changements, dans les buts : à Fives Dessertot est finalement blessé et est remplacé par Arnould. Et, du côté de l’OICL, pas de Da Rui ni de Leporcq dans les buts mais Jean Baratte, l’habituel avant-centre de 19 ans ! Le plus extraordinaire est qu’aucune explication n’est avancée et que cette titularisation ne semble susciter aucune surprise dans la presse. Voyons-y un symptôme de la fin de saison, mais tout de même…
Fives sans problème
Le match est moyen : l’OICL, manifestement en roue libre, ne crée que peu de danger, tandis que les Fivois, supérieurs, ne forcent pas. Selon Le Grand écho, « le match a été joué avec beaucoup d’ardeur – exagérée de la part d’un Bigot, par exemple, au début du match, alors qu’il aurait pu s’employer à autre chose – d’enthousiasme, mais le plus souvent sans grande habileté de la part des uns et des autres ». Le Réveil du Nord insiste aussi sur la « trop grande virilité » de Bigot. Dans l’ensemble, le match se joue de façon courtoise, et on souligne notamment la qualité des joueurs « qui savent dominer leurs impulsions et qui ne se laissent jamais dépasser par l’énervement et la colère » : Stefaniak et Cheuva côté olympique ; Bourbotte et Jadrejak côté Fives.
Dans ce « qui n’était pas la grand ambiance de jadis » et dans une certaine « lassitude », la première période est marquée par un but refusé au SCF. En fin de première période, Baratte est sauvé par sa transversale et les deux équipes rejoingnent les vestiaires sur le score de 0-0. Les Dogues semblent dans un bien meilleur jour que lors de leurs précédentes sorties. On se dit que si Darui avait pu tenir sa place dans le but et que si Baratte avait été avant-centre, l’avantage pourrait revenir à l’OICL. Stefaniak maitrise parfaitement Bihel « qui ne fit rien d’utile ». Mais en seconde période, la supériorité des Fivois se révèle : à la 62e, Tempowski place une tête sur la barre mais, à l’affut, François Bourbotte reprend et ouvre la marque pour le SCF (0-1) !
Quelques minutes plus tard, Lechantre croit égaliser mais son but est refusé pour « off-side ». Si les Dogues ne contestent pas la décision de l’arbitre, ce refus provoque un premier « chahut » dans les tribunes, le public estimant qu’il n’y avait pas hors-jeu. À la 78e, « Prouff qui, pour une fois, oubliait de dribbler, expédiait un boulet qui battait Baratte » : 0-2 ! Dans les dernières minutes, alors que les Dogues poussent pour sauver l’honneur, Dutilleul commet une main : pénalty, pour le public ! Mais l’arbitre n’accorde qu’un coup-franc, à juste titre selon les journalistes. Le match s’achève sur cette victoire des Fivois.
Protestations en tribunes
La rencontre a été marquée par la forte véhémence du public et des « vociférations », à deux reprises : d’abord sur le but refusé à Lechantre, ensuite sur l’action de la fin du match. La presse régionale déplore ces comportements : « certains spectateurs n’ont point su commander leurs nerfs (…) il y eut des cris d’ensemble contre l’arbitrage dont on devrait se garder, dans l’intérêt même d’un club qu’on prétend aimer. Ces sortes de manifestations lui sont toujours préjudiciables ». Le Grand Echo prend la défense de l’arbitre car « aucun des supporters – ou soit-disant tels – ne peut prétendre en savoir plus sur les règles que MM. Boez, Sdez et Herbaut, qui dirigeaient la rencontre. Il y a vraiment des quantités incroyables de critiques de l’arbitrage et malheureusement trop peu de candidats à cette fonction difficile qui forme les caractères ». En outre, il se peut qu’il y ait eu des protestations d’un autre ordre : c’est ce que nous laisse penser des formulations plus alambiquées qui, à coup sûr, concernent autre chose que l’arbitrage, dont il est question très clairement dans d’autres passages. Ainsi, il y eut « quelques incidents dont on se serait bien passé. Les supporters de nos matches de football ont encore beaucoup de choses à apprendre avant de savoir discerner le vrai du faux. De plus, certains d’entre eux se laissèrent trop aller à des impulsions regrettables. C’est le signe d’un manque d’autorité et d’équilibre certains contre quoi il faudra réagir sans tarder ». Peut-être y projette-t-on ce qu’on aurait aimé qu’il s’y passât, mais ces phrases elliptiques qui en appellent à l’ordre renvoient peut-être à des manifestations plus politiques, qui ne peuvent être relayées dans les journaux que nous avons trouvées.
Baratte aussi habile avec ses mains qu’avec ses pieds
À l’arrivée, le SCF a fait preuve de « plus de robustesse », mais Lille « s’est comporté avec courage et, parfois, une certaine habileté. Lille aurait mérité de marquer au moins une fois ». Et Jean Baratte, dans tout ça ? Pour le Grand Echo, « ce petit diable de Jean Baratte a été excellent dans les buts ». Pour le Réveil du Nord, « il se défendit avec beaucoup d’à-propos », tandis que son acolyte fivois fit « une prestation qui fit souvent passer un frisson dans le dos des supporters des Diables Bleus ». Ainsi, le gardien fivois, fut-il le second, a été moins convaincant que Jean Baratte dans le but !
Nous connaissions l’épisode de la demi-finale de coupe de France 1952, où Jean Baratte, en raison de la blessure de Val, l’habituel titulaire, et du manque de confiance placé en D’Archangelo, le remplaçant, avait été titularisé dans le but ; là, c’est presque par hasard que nous avons trouvé ce précédent qui, sauf erreur de notre part, n’est relaté dans aucun ouvrage consacré au LOSC ou à ses ancêtres. Et puisque que nous allons de révélation en révélation, sachez que nous avons trouvé un troisième cas : en mars 1956, alors que Jean Baratte est désormais joueur du CO Roubaix-Tourcoing en D2, on le retrouve dans le but lors d’un déplacement au Havre.
Le gardien Baratte (à droite) s’interpose devant Tempowski
Dans le Grand Echo du 18 mai 1943, qui relate donc des faits qui se sont pour la plupart déroulés le 17 mai, lendemain du derby, on apprend que l’OICL, dont l’équipe de football ne constitue qu’une section, organisait son premier tournoi de tennis « réservé aux premières séries du club ». Le tournoi a été remporté par… Jean Baratte. Ce serait une drôle de coïncidence qu’un autre jeune lambersartois, sportif, de l’OICL, s’appelle également Jean Baratte, alors on a de bonnes raisons de penser qu’il s’agit du même. Dans les buts le 16, sur les courts le 17, de nouveau avant-centre en fin de semaine, c’est la vie que Jean Baratte mène.
La saison s’achève dans une relative indifférence. Lens remporte la compétition sans décrocher de titre ; Fives termine 2e, et l’OICL 9e, après 2 dernières victoires à Roubaix et contre Amiens.
Dans la foulée, l’ « équipe des Flandres » affronte à Paris l’équipe de Champagne dans le cadre de la finale de la Coupe des Provinces Françaises. On trouve parmi cette équipe des Fivois (Bourbotte, Bihel, Prouff), des Lillois (Da Rui, Stefaniak) et des Lensois (Marek, Mathieu, Lewandowski, Stanis, Ourdouillié, Siklo). Les Flandres l’emportent mais, au-delà du score, l’organisation de cette coupe est en quelque sorte le prélude à la (nouvelle) réorganisation du championnat de France pour la saison 1943-1944 dont il est déjà question dans la presse : c’est en effet cette forme de regroupements régionaux qui feront office de championnat, un championnat fédéral composé de 16 équipes, dont celle de « Lille-Flandres », qui reprend les meilleurs éléments de l’OICL, du SCF et de Roubaix, et qui annonce le futur LOSC, en 1944. Il n’y aura plus de derby Lille/Fives.
Laisser un commentaire
Vous pouvez vous exprimer.
0 commentaire
Nous aimerions connaître la vôtre!