Posté le 2 avril 2020 - par dbclosc
1899, le premier complot contre le football lillois
En 1899, un enchaînement d’événements farfelus transforme la première participation de l’Iris Club Lillois au championnat de France en gigantesque fiasco, non seulement pour l’ICL, mais aussi pour le football national. Une généalogie du complotisme anti-lillois qu’il fallait raconter.
Imaginez : les joueurs sont venus, se sont équipés et sont désormais prêts : on va faire une belle partie de foot. Sauf… qu’il n’y a pas de ballon : personne n’a songé à en amener un. Fort heureusement, après quelques temps, un ballon arrive, mais le temps est désormais très limité car le terrain doit être libéré pour d’autres sportifs qui jouent après. On joue la première mi-temps et, en dépit d’âpres négociations, il faudra s’arrêter là : l’heure, c’est l’heure, et hors de question de sacrifier ses loisirs sur l’autel de l’étourderie des autres.
Voici décrite une scène que tous les footballeurs du dimanche ou de cour de récréation ont connue un jour. Sauf que nous évoquons ici un épisode du 19 février 1899 : nous sommes au Parc des Princes, et pour la première édition du championnat de France ouvert aux clubs « de province », ni les Lillois ni les Havrais n’ont pensé à prendre un ballon. On ne peut pas jouer. Et quand, après l’arrivée tardive du ballon, la mi-temps est sifflée, des hockeyeurs squattent le terrain et refusent de le rendre. Il faudra rejouer un autre jour… Mais on ne jouera jamais car les Lillois vont être frappés par une épidémie de grippe, délaissant ainsi la possibilité d’obtenir le titre.
Revenons sur ces faits, qui montrent combien le complotisme contre le football lillois a des racines historiques profondes.
Comme on n’a pas trop d’illustrations footballistiques de l’époque, on va mettre autre chose : ici, un plan de la ville de Lille (1898)
La création d’un championnat de France de football
Un détour par l’organisation du championnat de France est tout d’abord nécessaire. La période est relativement peu documentée, mais des lectures de la presse de l’époque nous ont permis de comprendre à grands traits comment cela se passait.
Jusqu’alors, il n’existe pas réellement de championnat de France au niveau national : il existe des championnats régionaux dits « comités régionaux » (et donc il existe des champions régionaux), et un championnat dit « de France » mais qui ne concerne en réalité que des clubs parisiens, et ce depuis 1893, année au cours de laquelle l’Union des sociétés françaises de sports athlétiques (USFSA), prend le football sous son aile, comme tous les autres sports. Jusque là, elle y était plutôt réticente car, attachée à l’amateurisme, elle constatait la professionnalisation du football en Angleterre depuis 1888, et sa pratique en France est le fait de beaucoup de Britanniques, comme l’indiquent les noms des équipes (club, racing, athletic…). Mais le développement du football en région parisienne (où elle est implantée) et la menace de certains clubs parisiens de créer une fédération concurrente convainquent l’USFSA, qui ne veut pas perdre son monopole sur les activités sportives, d’intégrer en son sein le football. C’est désormais la porte ouverte à un « championnat de France », qui, comme on l’a écrit précédemment, ne concerne en réalité que Paris. Le premier est organisé en 1895.
L’Iris Club Lillois champion du Nord
Dès lors, le champion de France est en réalité le champion du championnat parisien. Cela ne veut pas dire que ce champion parisien ne soit pas réellement la meilleure équipe nationale : régulièrement, des confrontations amicales montrent effectivement la supériorité, en France, du football parisien, suivi de près par le football nordiste, représenté notamment par le Sporting Club Tourquennois le Racing Club de Roubaix, et l’Iris Club Lillois. En 1898/1899, l’Iris Club Lillois remporte le comité régional du Nord. Comme on peut le constater ci-dessous, c’est un championnat très embryonnaire, réduit à 5 équipes, et le championnat n’est d’ailleurs pas l’activité principale des équipes, toutes amateures, qui jouent bien davantage des confrontations amicales.
Voilà donc l’Iris Club Lillois champion régional. Or, en 1898, l’USFSA a décidé de réformer le championnat et a annoncé que pour que la compétition soit vraiment « nationale », elle ne doit pas se jouer uniquement entre parisiens et doit donc s’ouvrir à la province. Les équipes non-parisiennes sont donc invitées à participer à ce nouveau championnat dont les modalités ne sont pas très précises, mais il semble que ce « championnat » (qui ressemble en fait davantage à un tournoi final), qui doit se dérouler à Paris, consiste en des matches à élimination directe, et une confrontation finale entre le champion parisien et le champion des provinces.
Seuls l’Iris Club Lillois et le Havre Athlétic Club répondent à l’appel de l’USFSA : le premier championnat de France national se fera donc à 3, avec une équipe parisienne qui doit encore valider son billet. Voici donc comment cela va se dérouler : Lille et Le Havre vont s’affronter à Paris ; le vainqueur de cette confrontation affrontera le champion parisien.
Un football en quête de crédibilité et de reconnaissance
Le match entre Nordistes et Normands est fixé au 19 février 1899. Le nouveau championnat de France intéresse particulièrement deux journaux, dont nous tirons les extraits qui vont suivre : La Presse, quotidien généraliste du soir, et Le Vélo, « journal quotidien de vélocipédie ». Dès le 8 février, La Presse annonce comme un événement la venue de « la province à Paris » : « les deux teams en présence sont très renommées ». En effet, le quotidien rappelle que, pas plus tard que la semaine dernière, les Lillois ont battu les parisiens du Racing Club de France en match amical, tandis que toutes les équipes parisiennes qui se sont jusqu’alors mesurées au HAC ont été battues. En attendant le 19, l’ICL va se mesurer à une autre équipe parisienne : United Sports Club, qui a récemment triomphé du Standard Athletic Club, champion de France 1898 (donc en fait champion de Paris si vous avez bien suivi). La multiplication de ces confrontations et la concrétisation prochaine de ce championnat national réjouissent les amateurs de football, qui y voient là le signe indéniable de son envol, alors qu’il est encore dans l’ombre du rugby et du football-rugby. Ainsi, on peut lire dans La Presse du 14 février : « jamais saison de football ne fut, en France, aussi brillante que la présente. Tandis que le Stade Français est occupé outre-Manche à jouer contre les Irlandais et les Anglais, les équipes de provinces et les équipes parisiennes effectuent un véritable quadrille en allant jouer les unes chez les autres et réciproquement. Et il ne s’agit pas ici – comme pour le cyclisme et la lutte – d’un engouement subit et sans chance de durée. Le football a progressé très lentement mais sûrement, et il est loin d’être à l’apogée du succès ! »
Lille, le théâtre rue des Manneliers, photographie d’Alphonse Le Blondel vers 1870
Premier complot : un odieux contre-feu venant de l’Elysée
Et alors qu’à l’approche du match ICL/HAC, La Presse semble bien décidée à couvrir quotidiennement l’actualité footballistique, très marginale dans ses colonnes, survient un épisode majeur : le 16 février 1899, Félix Faure, président de la République, meurt. Et voilà que la couverture de l’événement monopolise le travail journalistique ! D’autant que les circonstances supposées du décès provoquent de nombreuses supputations et moqueries, dont nous ne piperons mot ici. Résultat, on apprend en seulement 3 lignes que Lille et United Sports Club ont fait match nul 1-1 et que « les deux équipes ont fait une très jolie partie ». Si on avait voulu taire la participation du football lillois à l’élite du football, on ne s’y serait pas pris autrement.
Le Jour J, pendant que la presse généraliste s’en donne à coeur joie sur Faure, la presse sportive, qui sait rappeler où est l’essentiel, rappelle les enjeux du match, et pronostique que « Le HAC doit gagner, mais de bien peu ». Le match se déroule au Parc des Princes, qui n’est évidemment pas le stade que l’on connaît aujourd’hui : d’une capacité de 3 200 places, il s’y passe pas mal de choses, et ce sont les hockeyeurs du Racing Club de France qui en ont la jouissance en hiver. Sinon, le sport vedette y est le cyclisme sur piste ; d’ailleurs, le Parc est systématiquement nommé « vélodrome » dans la presse. Sont également donnés dans Le Vélo quelques détails pratiques qui, comme on va le voir, seront d’une importance cruciale : le coup d’envoi sera donné à 13h30, « le terrain devant être libre à 15h pour le match de championnat de hockey entre Racing Club de France et Hockey club de Paris »
Voici les compositions alignées :
Iris Club Lillois
But : C. Favier ;
Arrières : H. Heyes, A. Favier ;
Demis : Basquin, Bramwell, Grimonprez ;
Avants : P. Heyes, Veilletet, Fowler, Barbour, Ch-A Wuillaume (cap)
Havre Athletic Club
But : Meyer ;
Arrières : A. Wilkes, Parmentier ;
Demis : C. Wilkes, Frank Mason (cap), Ferris ;
Avants : Muir, J. Carré, Lewis, Guignard, W. Taylor
Alors, qu’a donné ce match, qui allait révéler la grandeur naissante du football national ? Comme nous l’indiquions plus haut, La Presse étant un journal du soir, c’est lui qui va offrir un premier aperçu de cette mémorable rencontre, sans encore pouvoir entrer dans les détails : « on n’a pu jouer que la première partie. À la seconde partie, le terrain était occupé par un match de hockey. Les joueurs de hockey n’ont pas voulu céder leur tour de sorte que les équipes provinciales ont dû se retirer sans terminer la partie. Dans la première manche, l’équipe du HAC avait marqué un point ». Avant d’évoquer le fond, signalons que, sur la forme, l’écriture révèle soit la relative distance qu’entretient le journaliste au football, soit le fait que le football n’est pas encore bien différencié d’autres sports, dont on reprend le vocabulaire : est-ce parce que le football n’est pas encore autonomisé « sur le terrain », ou n’est-ce qu’un problème de langage ? Quoi qu’il en soit, il faut bien entendu comprendre que « première partie » et « première manche » signifient « première période », et le « point » est un « but ».
Bon, et sur le fond, même si les faits rapportés sont parcellaires, ils ont déjà de quoi interpeller : comment est-ce possible ? La presse du lendemain va achever de livrer les détails d’une histoire qui dépasse l’entendement.
Même si la légende est en partie erronée, il est fort probable qu’on ait là l’équipe du Havre du 19 février 1899. Grand merci au compte twitter Tic et T’Hac, archiviste du Havre, de nous avoir fourni cette image issue d’un ouvrage sur le 80e anniversaire du club Normand (1952)
À fond les ballons
Le 20 février 1899, Le vélo annonce qu’il est « inutile de faire un compte-rendu de cette rencontre manquée » marquée par de « regrettables incidents » aboutissant à un « désastreux résultat ». Comme La Presse l’annonçait dès la veille, on a en effet joué seulement la première période. Voici le déroulé des événements : le match devait avoir lieu à 13h30 et « à l’heure exacte, les deux équipes étaient là mais ni l’une ni l’autre n’avaient pensé à apporter un ballon comptant, on ne sait pourquoi, qu’il serait fourni par l’Union ». Le dévoué M. Moignard, président de la commission de football association, saute alors dans une voiture et file chercher un ballon à Billancourt, où réside le Standard Athletic Club. À son retour, à 14h40, le match Lille/Le Havre commence. Sur le terrain, les Havrais sont plutôt dominateurs et, après s’être vu refuser un but, ils marquent par Guignard. Mais, dans le même temps, sur le bord du terrain, « les joueurs de hockey du RCF et du HCP, qui devaient disputer un match de championnat à 15 heures précises, s’agitent et réclament le terrain. C’est avec peine qu’ils consentent à attendre la mi-temps pour l’envahir ». Sont présents quelques membres de la commission football de l’USFSA qui tentent vainement d’obtenir des clubs de hockey « que leur match soit reculé d’une heure ou remis à une autre date. Ils ne veulent rien entendre. Après avoir perdu 10 minutes en pourparlers inutiles, le match de hockey commence au milieu de l’indifférence générale ». Et le match Lille/Le Havre est donc terminé après 45 minutes !
À qui la faute ?
Bien évidemment, la presse est unanime pour dénoncer ce fiasco. En revanche, il n’y a pas de consensus sur les responsables. On rappelle tout de même que s’il y avait eu un ballon à l’origine, il n’y aurait pas eu d’incident (Le Vélo : « les Havrais et les Lillois étaient furieux, il y avait de quoi ! Mais aussi pourquoi n’avaient-ils pas de ballon ? Tout le mal vient de là » ; La Presse : « certes, s’ils avaient apporté leur ballon l’incident aurait été clos »). Mais tantôt ce sont les hockeyeurs du RCF qui ont fait « acte de mauvaise camaraderie » (Le Petit Parisien), tantôt les hockeyeurs des deux équipes pour Le Vélo : « voilà deux équipes parisiennes qui laissent inutilement deux clubs venir l’un de Lille, l’autre du Havre, et fortes d’un droit que nous ne nions pas, ne veulent faire aucune concession pour faciliter la rencontre ! C’est au point de vue sportif d’une courtoisie discutable ! (…) Voilà un mauvais vouloir peu digne de sportsmen », espérons que l’USFSA leur infligera un blâme » ; pour Le Soleil, « le match a piteusement échoué par suite d’un manque de bonne volonté et de courtoisie qu’on ne saurait reprocher trop à ceux qui en ont fait preuve ».
Tout cela est probablement vrai mais, surtout, on souligne aussi le manque d’organisation de la commission de football, qui a initialement manqué de la plus élémentaire courtoisie en n’accueillant pas les équipes du Havre et de Lille à leur arrivée en gare à Paris ; ensuite, il semble que la commission n’ait pas alerté le RCF que son stade était réquisitionné pour une rencontre de football : « quand on songe que M. Raymond, secrétaire général du RCF, n’a pas été prévenu, et que c’est par hasard qu’averti il a donné des ordres pour que des poteaux d’association fussent plantés, c’est faire preuve d’une incurie par trop grande (…) Comment ! Deux équipes provinciales viennent à Paris et aucune publicité n’est faite, rien n’est préparé et c’est le secrétaire général du Racing qui est obligé, le matin même, de faire aménager le terrain ! »
Bref, à l’arrivée Lillois et Havrais repartent sans avoir réalisé ce pour quoi ils étaient venus : « mais que les Lillois et les Havrais vont donc avoir une excellente opinion de l’hospitalité parisienne après le peu de courtoisie qu’on a montré vis-à-vis d’eux ! ». Seul point positif de cet après-midi, et on trouve cette info dans The New York Herald, preuve de la gravité de l’affaire : « le public a fortement protesté et a demandé le remboursement du prix d’entrée ou la fin du match. Mais le Racing club n’a rien voulu entendre. Cependant, il a été annoncé que la recette serait versée au bureau de bienfaisance, ce à quoi le public a consenti ».
Une parenthèse en pleine affaire Dreyfus
Le surlendemain des événements, soit le 21 février, ce qui est désormais nommé « l’incident du Parc des Princes » occupe une grande place, notamment dans Le Vélo, journal par ailleurs réputé pour sa défense d’Alfred Dreyfus, et qui a trouvé là un combat d’une autre envergure, celui contre la commission de football de l’USFSA : « il y avait plusieurs membres présents, pourquoi ne se sont-ils pas réunis et pourquoi n’ont-ils pas tout simplement décidé que le match de hockey était remis ? Ils avaient le droit de le faire. S’ils ne l’ont pas fait, c’est probablement que personne n’a songé à cette solution ou que personne n’a voulu prendre la responsabilité d’un acte d’autorité ». Dans La Presse, un édito de Gustave de Lafreté sobrement intitulé « Les incidents d’hier – défaut d’organisation – il faut agir » se permet également quelques critiques car, comme il l’écrit si bien, « on rend un mauvais service au gens – et aux sociétés – que l’on aime en ne leur signalant pas leurs défauts et en ne les adjurant pas de s’en corriger ». Sans omettre de souligner l’absurdité de ne pas prendre un ballon quand on veut jouer au foot, il s’en prend donc aux mêmes et pointe l’« incurie parfaite dont la commission de football association doit assumer en partie la responsabilité (…) J’eusse applaudi à la générosité des équipiers parisiens s’ils eussent cédé la place à leurs collègues de province. Mais j’estime que la faute première incombe à l’USFSA en général et à la commission de football association en particulier qui auraient dû prendre leurs dispositions à l’avance et faire commencer le match à temps (…) Non seulement la commission est coupable de ne pas avoir prévu le cas du ballon (il devrait y en avoir toujours sur le terrain ces jours-là), mais on doit surtout lui reprocher de n’avoir pas reçu, comme c’était son devoir, les équipes de province qui s’étaient dérangées pour venir jouer à Paris ». Ce bon vieux Gustave en profite pour dénoncer tout ce qu’il peut, comme le fait que les résultats de foot ne sont jamais annoncés à temps1, qu’il n’y a pas de programme prévu pour spécifier les couleurs des équipes ou pour marquer les joueurs « au moyen d’une numérotation qu’on pourrait restituer sur les programmes ». En somme, « l’USFSA ressemble un peu aux gouvernements parlementaires : personne ne semble y être responsable des actes accomplis (…) Il ne faudrait pas tomber dans le gâchis de l’anarchisme où gît actuellement le sport vélocipédique. Le principal ennemi de l’USFSA est le je-m-en-fichisme », une version ancienne du je-m’en-foutisme.
Au-delà des faits qui nous semblent improbables aujourd’hui, cet événement a le mérite de nous exposer un état du football, avec des équipes qui se déplacent manifestement sans avoir l’intention de s’entraîner ou de s’échauffer avec le principal outil de leur sport.
L’hypothèse du complot
Et qu’en pensent les Nordistes, et les joueurs eux-mêmes ? L’affaire prend encore une autre tournure quand le Nord Sportif écrit un violent article intitulé « Free Kick », dans lequel l’Union est accusée d’avoir volontairement fait foirer le match pour « barrer la route à la province ». On devine que derrière le texte s’expriment des dirigeants régionaux, qui menacent l’union d’une scission des clubs du Nord ! Cet article provoque un réflexe de défense de l’Union par la même presse qui l’accusait de tous les maux la veille. Ainsi, Le Vélo s’étonne de l’interprétation du Nord Sportif et de sa volonté de scission , « tout ça parce que deux équipes ont oublié d’apporter un ballon et que deux équipes de hockey ont manqué de la plus élémentaire courtoisie ! Car il n’y a rien de plus dans l’incident de dimanche dernier. C’est déjà assez raide comme cela, sans qu’on y voit on ne sait quels machiavéliques projets contre les clubs provinciaux ».
Quant aux joueurs de l’ICL, ils prennent l’initiative, via leur capitaine Wuillaume, d’envoyer une longue lettre au Vélo, dans laquelle on lit que les joueurs ne rejettent pas la faute sur les hockeyeurs du RCF (comprendre : c’est donc la faute à l’Union). Ils rappellent ensuite qu’ils n’ont pas déclaré forfait et qu’ils étudient en ce moment, avec les Havrais, la possibilité de rejouer le match. Enfin, ils ont saisi l’USFSA d’une « énergique protestation ».
Changement de formule : voici le « championnat des départements »
L’affaire se tasse un peu et on réfléchit désormais à la meilleure solution à trouver : en effet, « il serait navrant qu’à la suite de cet incident, l’ICL et le HAC ne puissent participer au championnat ». Le bureau du conseil de l’USFSA se réunit le 25 février et affirme qu’il faut absolument jouer les matches à Paris. Pour quelle raison ? Parce que le généreux donateur du trophée (qui officiellement s’appelle challenge Gordon-Bennett) serait embêté d’abîmer ledit trophée en le déplaçant. Donc voilà l’idée : les équipes provinciales s’arrangent entre elles pour jouer dans leur campagne, et on appelle ça le « championnat des départements » ; puis, si elles le souhaitent, elles montent à la capitale pour affronter le vainqueur du championnat parisien. La Presse estime que cette décision est en mesure de satisfaire tout le monde, et notamment l’(les?) auteur(s) de la tribune « Free Kick », « qui doit être un honorable sportsman, qui devrait faire sienne la devise de la Belgique « l’union fait la force » ». À croire que, vu de Paris, Lille est en Belgique, mais bon. Selon le journal, en agissant de la sorte, le conseil de l’Union réaffirme son soutien au développement du football en France, en plus des challenges qu’il crée et des « médailles et diplômes » qu’il donne. Pas sûr que le Nord Sportif apprécie la condescendance !
Deuxième manche
« Les Provinciaux » se sont donc arrangés et ont fixé un nouveau match le 25 mars, au vélodrome d’Amiens, qui est grossièrement à équidistance du Havre et de Lille. Nous n’avons pas trouvé de précision à ce sujet, mais à défaut on suppose qu’on redémarre un nouveau match à 0-0, ce qui est tout à fait digne de « sportsmen ». On annonce étonnamment un arbitre havrais, M. D’Estremont, et la composition lilloise suivante :
Favier, Wattine, Basquin, H. Heyes, Bramwell, Grimonprez, P. Heyes, Veilletet, Fowler, Smith, Vuillaume (cap)
En fait, non
Quelle n’est donc pas notre impatience pour savoir, enfin, qui va remporter cette confrontation ! Eh bien cette confrontation n’a pas eu lieu. Le 26 mars, Le Vélo, qui a pris contact avec l’USFSA, indique : « l’Iris Club n’ayant pas une équipe complète se voit obligée de déclarer forfait ». Alors, après les ballons, on a cette fois oublié les joueurs ? En fait, les joueurs lillois ont été victimes « d’une épidémie d’influenza », autrement dit de la grippe. Mais un ouvrage de Patrick Robert et de Jacques Verhaeghe2 évoque une autre hypothèse : les joueurs lillois n’auraient pas été libérés par leurs employeurs respectifs pour jouer ce match. Les Havrais se sont-ils retrouvés seuls à Amiens ? À défaut de faits précisément établis, nous posons des questions et restituons les différents versions, qui par ailleurs se cumulent peut-être.
Dans un premier temps, le match est remis à une date ultérieure. Sauf qu’on a beau parcourir la presse, on ne trouve plus de nouvelles du match… jusqu’au 2 avril, où l’on apprend dans Le Vélo que « le match ICL/HAC est définitivement abandonné pour cause de forfait ; Le Havre est donc titulaire du championnat départemental, et jouera contre le champion parisien le 23 ou le 30 avril ». Ah bon, d’accord. Nous n’avons pas compris pourquoi les Lillois ont déclaré forfait et pourquoi il n’a pas été possible de fixer le match à une date ultérieure, mais on peut en déduire, sans juger de la légitimité de cette décision, que les Lillois ont été considérés comme fautifs. C’est ainsi : l’aventure des Lillois dans le championnat de France est terminée.
Le 16 avril, à Paris, le Club Français bat le Standard Athlétic Club 3-2 et remporte le championnat parisien. La première finale du championnat de « France national » opposera donc le Club Français au Havre, le 30 avril. Enfin, un dénouement sportif à cette histoire ?
Bouquet finale
Non, bien sûr. Le 28 avril, Le Vélo relate les premiers doutes : « on ne sait pas encore si la partie sera disputée ». Ça faisait longtemps ! Après l’absence de ballon, le match de hockey, la grippe, les employeurs-geôliers, à quoi va-t-on avoir droit ? Une tempête de neige, l’intervention d’Emile Zola, une attaque martienne ?
Cette fois, ce sont les Parisiens qui refusent de jouer, et la première raison avancée dans le journal est effectivement celle que retiennent les quelques sites qui évoquent cette grandiose aventure : les joueurs du Club Français arguent du fait qu’ils ont disputé un nombre important de matches pour avoir le droit de disputer cette « finale », alors que les Havrais n’ont eu pour seul « mérite » que de s’inscrire à ce championnat de France. Ce n’est pas complètement faux : les Parisiens ont joué et remporté le championnat de Paris. Oui mais vous allez dire : les Havrais ont dû gagner le championnat de Normandie. Eh bien non : le championnat de Normandie n’existe pas encore, ce qui est là aussi le symptôme d’un football qui n’en est qu’à ses balbutiements et connaît une institutionnalisation différenciée selon les territoires. Même si on peut supposer que Le Havre est la meilleure équipe normande, rien ne vient l’étayer objectivement par un classement. Donc Le Havre a candidaté au championnat de France sur sa réputation (on évoqué plus haut les matches amicaux remportés contre des Parisiens), mais sans se prévaloir d’aucun titre officiel (ce qui laisse d’ailleurs penser que Rouen, Caen, Bayeux ou n’importe quel trou normand aurait pu candidater, même si la réputation du Havre les a peut-être découragés de le faire). Donc l’argument des Parisiens, résumé par Le Vélo, est le suivant : « ils disent qu’ils ont joué nombre de matches pour réussir à être en tête du classement du championnat tandis que les Havrais n’auraient qu’un match à disputer pour gagner le titre de champion s’ils en sortaient vainqueurs ». On entre donc dans une nouvelle phase de négociation.
Le 30 avril, jour théorique du match, et alors que les rumeurs d’annulation du match vont bon train, Le Vélo publie une lettre de Lucien Huteau, capitaine du Club Français. Il y confirme que le CF ne souhaite pas disputer le match, avec tout d’abord l’argument avancé l’avant-veille dans la presse, comme le rappel d’une évidence : « c’est en effet une raison puisque le nombre des points doit faire foi pour établir un classement ». Mais, et il nous semble ici apporter un élément que nous n’avons pas vu ailleurs, ce n’est pas l’argument principal des clubistes, qui avancent également ceci : « permettez-moi de vous dire qu’il en est une [raison] que personne ne pourra loyalement contester : l’engagement du HAC a été fait arbitrairement par l’Union seule un mois après la clôture officielle, alors que la commission avait refusé celui du Red Star pour un retard de 24h. De plus, le jour du match entre le SAC et le CF, les capitaines des deux équipes ont déclaré à M. Fabens, délégué officiel de l’USFSA, que quelle que fût l’issue du match, le gagnant s’engageait formellement à ne pas jouer contre le HAC, qui n’était pas dans les conditions du règlement ».
Voilà donc ce que reprochent les Parisiens : non seulement les Havrais ne sont issus d’aucun championnat, mais en plus leur inclusion dans la compétition aurait été tardive, beaucoup plus tardive que le Red Star, à qui on a pourtant fermé la porte. De là à y voir, tout de même, un réflexe de défense et de solidarité des intérêts parisiens, forcément contre la « province », il n’y a qu’un pas que nous franchissons allégrement. De là à y voir une tentative de sabotage du championnat pour tenter d’en conserver le titre, il n’y a aussi qu’un pas. Avec cet argument, il y a fort à parier que le CF aurait alors eu la même attitude à l’égard de l’ICL, si celui-ci avait gagné contre Le Havre, quand bien même l’ICL était issu d’un « vrai » championnat.
Quoi qu’il en soit, un certain M. Fabens, de l’Union, est interpellé dans ce courrier, et voici sa réponse, en 3 points, car l’important c’est les 3 points :
_Le HAC s’est engagé en même temps que l’ICL quand le règlement a été changé pour permettre aux clubs de province de participer au championnat de France ;
_On lui a parlé de l’entente conclue entre les deux capitaines parisiens APRÈS le match du 16 avril ;
_Il a reçu cette semaine le forfait du CF.
Le Vélo s’indigne de l’attitude des footballeurs parisiens qui ne daignent pas se déplacer à Bécon-les-Bruyères pour jouer ce match, et en profite pour louer à l’inverse les valeurs des joueurs de rugby (déjà!) : dans une configuration similaire et au même moment, le Stade Français, champion parisien, ne rechigne pas à aller affronter le champion des départements à Bordeaux !
Le dénouement est donc le suivant : pour avoir eu la bonne idée de s’inscrire à une compétition qu’il n’a pas jouée, le HAC, sur tapis vert, remporte le premier championnat de France « national » de football. Félicitations aux vainqueurs !
Les champions de France de football 1899, apparemment entraînés par Landru
Pas trop fatigués les gars ?
1 La coupure de presse précédente avec le classement du Nord est issue du Vélo du 2 mai, alors que le championnat est terminé depuis janvier.
2 La grande histoire du LOSC, Hugo Sport, 2012
2 commentaires
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1 novembre 2022
Permalien
Duquesnois a dit:
Merci et bravo pour le compte rendu épique de cet épisode de notre histoire footballistique, (encore une soirée à oublier pour football français) plus jamais ça serions nous tenté de dire mais l’avenir a prouvé que le pire n’est jamais arrivé !
Mais encore une fois la preuve, que cela se joue sur des détails… le ballon !
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15 octobre 2021
Permalien
Jean Lowenstamm a dit:
La photo d’équipe du H.A.C de Mars 1899 qui apparaît dans cet article est la photo de l’équipe de rugby du H.A.C. de l’époque, pas de leur équipe de football !