Posté le 28 mai 2020 - par dbclosc
Les sans-gêne
Ils et elles vivent là, paisiblement, sous nos yeux, piétinant en toute impunité des décennies d’histoire et de trophées. Ce sont les inconscient(e)s qui ont choisi de vivre sur les vestiges de ce qui fut jadis la gloire du football nordiste : les anciens stades Jules-Lemaire, Henri-Jooris, et Grimonprez-Jooris.
Accepteriez-vous que des individus vivent sur les terres de vos glorieux ancêtres, qui ont combattu pour le prestige de votre famille, de votre ville ?
Accepteriez-vous que des individus vivant sur ce lieu n’aient aucune pensée pour ce passé, le piétinant chaque jour un peu plus ?
Accepteriez-vous qu’à la place de magnifiques gestes techniques propres au football, s’exercent désormais sur ces lieux de sports de merde comme du jogging ou du kayak, qu’on joue au molkky et que circulent des trottinettes électriques ?
Accepteriez-vous que, jour après jour, le souvenir fasse ainsi place à l’oubli ?
Non, bien sûr.
« Non » : c’est ce que disait déjà de Gaulle en 1940. Le natif de Lille avait des valeurs bien ancrées : non à la barbarie, non à l’occupation. Alors regardons ce qui se passe au quotidien, dans l’indifférence générale : là où le SCF, l’OL, puis le LOSC ont réalisé de grands exploits, sur le terrain même des plus grandes performances qui ont posé les bases de la grandeur et la renommée footballistique de Lille, là où le LOSC a construit sa première épopée en Ligue des champions habitent et passent aujourd’hui celles et ceux qu’il convient d’appeler les sans-gêne. Désinvolture, impolitesse, inculture : aucune excuse n’est valable. Autant nous avons écrit qu’il n’y avait aucun problème à habiter et à se promener en certains endroits marqués du sceau de l’identité footballistique lilloise, comme la rue Jean Baratte à Lambersart ou la rue François Bourbotte à Loison-sous-Lens, autant pratiquer ce qui s’assimile à de la profanation de cimetière mérite pour celles et ceux qui s’y adonnent une malédiction aussi terrible que celle qui frappe les scientifiques qui ont dérangé la momie de Rascar Capac dans Tintin. À ce jour, peu de personnes qui ont osé déranger l’esprit du foot lillois ont présenté des symptômes, mais ces derniers peuvent se réveiller à tout moment.
Revenons à des considérations plus historiques.
L’histoire est connue : le LOSC issu de la fusion entre deux clubs. D’un côté, l’Olympique Lillois ; de l’autre, le Sporting Club Fivois (Éclair Fivois de 1901 à 1910). L’OL, outre de nombreux titres régionaux, a remporté le championnat de France USFSA en 1914, ainsi que le Trophée de France la même année ; il est également le premier champion professionnel du foot français en 1932/1933. Le SCF était aussi de ce premier championnat professionnel, dont il termine deuxième la saison suivante. Jusqu’à la guerre (et même pendant, mais selon des formules bien diverses et avec des résultats dont la « valeur sportive » est à relativiser), les deux clubs de Lille, en dépit de la présence d’autres formations du Nord-Pas-de-Calais en D1, sont les deux grands rivaux du Nord, et offrent des derbies plein de passion. Puis, à la suite de diverses circonstances et, surtout, la croyance selon laquelle « l’union fait la force », les deux rivaux fusionnent en 1944 pour former le Lille Olympique Sporting Club.
S’ouvre alors une période particulière pour le football lillois, dont le club-phare a deux stades ! En effet, le SCF et L’OL jouaient dans leur propre stade. Pour l’OL c’est, initialement, le stade connu sous le nom de terrain de l’avenue de Dunkerque, du fait de sa localisation, inauguré en octobre 1902 pour recevoir les matches des sections football et hockey sur gazon de l’omnisports OL. D’une capacité d’environ 17 000 places, il est renommé stade Victor-Boucquey (du nom d’un ancien vice-président du club) dans l’entre-deux-guerres, puis stade Henri-Jooris peu après la Libération. Le SCF évolue de son côté dans le stade Virnot dès sa création en 1901, du nom de son mécène, l’homme d’affaires Albert Virnot. D’une capacité équivalente à celle du stade de l’OL après des travaux à l’occasion de la professionnalisation en 1932, il est par la suite rebaptisé en 1937 stade Jules Lemaire, d’un nom d’un dirigeant du club décédé cette année là. Ce stade est situé à Mons-en-Baroeul.
Le stade Henri-Jooris dans les années 1960
Dès lors, quand le LOSC est né, pour ne froisser aucun des anciens rivaux désormais unis, il a joué en alternance dans l’un et l’autre stade. Puis à partir de 1947, le LOSC se sédentarise dans le stade de l’ex-OL : Henri-Jooris a en effet été rénové et a ringardisé Jules-Lemaire. Une rénovation forcée due à la chute du toit d’une des tribunes lors de Lille/Lens, en février 1946. Le nouveau stade Henri-Jooris, d’une capacité plus grande, est inauguré le 31 août 1947. À cette occasion, le journaliste de L’Équipe, Jacques de Ryswick, écrit : « d’un stade vétuste, [les dirigeants lillois] ont fait une arène moderne et accueillante ». Du coup, en 1947-1948 puis en 1948-1949, Henri-Jooris s’impose comme la résidence du LOSC : il ne se joue que 4 matches sur ces deux saisons à Jules-Lemaire, qui est démoli à partir de 1959. Henri-Jooris, lui, survivra jusqu’en 1975.
Fives/Sochaux en novembre 1936 au stade Virnot (Le Miroir des Sports) En arrière plan, des façades de l’avenue Cécile : on y revient plus bas
1975, c’est l’année où est inauguré le stade Grimonprez-Jooris. Henri-Jooris était considéré comme trop vétuste (et en bois) et, surtout, la Deûle devait être mise au format « grand gabarit ». Or, vous le constaterez plus bas, la voie fluviale la plus large passe aujourd’hui pile à l’endroit de l’ancien terrain. Grimonprez-Jooris a été construit en un temps record : 10 mois ! Le maire, Pierre Mauroy, annonce en effet la décision de construire un nouveau stade de 25 000 places en 1974, a moment où le LOSC retrouve la D1. Sur le site choisi existait déjà depuis l’entre-deux-guerres une plaine où il était possible de faire du sport ; cette plaine s’est transformée à partir de 1956 en un petit stade d’athlétisme de 1 200 places. La décision de Pierre Mauroy est une surprise car, depuis 1964, un autre stade appelé « Complexe olympique », financé par la communauté urbaine, est programmé dans la Ville nouvelle de Lille-Est (aujourd’hui Villeneuve d’Ascq). Mais les rivalités politiques1 entre Mauroy et Arthur Notebart, président de la communauté urbaine, ont conduit à ce choix qui, à l’époque, n’a fait l’objet « d’aucun recours ni d’aucune contestation publique2 », et qui porte en germe les contestations liées à l’agrandissement de Grimonprez-Jooris. En mai 2004, le LOSC joue son dernier match à Grimonprez-Jooris, avant de migrer pour 8 ans au Stadium Nord.
Grimonprez-Jooris juste avant son inauguration
Où étaient ces stades ?
Le stade Henri-Jooris était à Lille, à la frontière avec Lambersart. Ci-dessous, à gauche, une photo aérienne actuelle ; à droite, une une photo aérienne de 1957, sur lesquelles est entouré en rouge son emplacement. Comme évoqué plus haut, une partie du stade serait aujourd’hui dans l’eau, là où le canal à grand gabarit passe désormais. En outre, un quartier a été construit, composé de l’avenue Léo-Lagrange (qui existait déjà quand le stade était là) et de l’allée Carolus, nouvelle.
En cliquant sur la photo, normalement ça devient plus gros et donc plus lisible
(On fait ça grâce au site de l’IGN)
Le stade Virnot/Jules-Lemaire était à Mons, entrée côté avenue Virnot (aujourd’hui, la station de métro la plus proche, à 5 minutes est Mons Sarts). Le stade était situé entre ce qui est aujourd’hui l’avenue Virnot à l’ouest, la rue Rousseau à l’est, l’avenue Cécile au nord et le boulevard du général Leclerc au sud. Après le dernier match qu’y a joué le LOSC en 1949, le stade en est devenu le terrain d’entraînement, jusqu’en 1954. Détruit en 1959, le stade a laissé place à un nouveau quartier en 1960, traversé par le rue Saint-Exupéry.
Quant au stade Grimonprez-Jooris, il était donc situé sur le « stade » d’athlétisme, qu’on peut apercevoir ici sur une photo de 1957 (on aperçoit aussi un tout petit bout d’Henri-Jooris en bas à gauche) :
Et désormais, suite à la démolition du stade en 2011, l’emplacement, baptisé officiellement « plaine Grimonprez » en 2019, est devenu une plaine de jeux, de pique-nique et de diverses activités.
Que reste-t-il de ces stades ?
Un pèlerinage sur les trois sites vous apportera rapidement la réponse : il ne reste rien. Si : il reste le monument Henri-Jooris sur la plaine Grimonprez, monument qui était lui-même précédemment à proximité du stade Henri-Jooris, on en a parlé ici. Hormis pour le stade Grimonprez-Jooris, dont les alentours verdoyants n’ont guère changé, si on ne les a pas connus du temps où il y avait un stade, il est même difficile d’imaginer quelle a pu être la configuration des lieux.
Alors, c’est tout ?
Non, car on a quand même essayé de s’y retrouver, aidés de quelques photos d’époque.
Il faut faire un effort d’imagination, mais si on reprend la photo d’Henri-Jooris postée plus haut, l’espèce de carrefour qu’on voit en bas est désormais le pont Léon-Jouhaux, sous lequel passe la Deûle. Le petit bras de Deûle qu’on voit en haut à gauche de la photo correspond au quai Géry Legrand, où on trouve aujourd’hui la péniche « L’Eldorado ».
Ci-dessous, Ici, une photo actuelle de l’avenue Léo-Lagrange, avec une rangée de maison qui existait déjà à l’époque d’Henri-Jooris. Le stade était situé derrière, et en tout cas une partie était située sur l’emplacement du bâtiment blanc qu’on aperçoit.
Photo depuis le pont Léon-Jouhaux, où passe désormais le tronçon percé dans les années 1970, où était précédemment le stade :
Concernant le stade Jules-Lemaire, c’est assez facile de repérer précisément l’emplacement du stade car, comme évoqué auparavant, il est parfaitement délimité par quatre rues qui existent toujours. En revanche, une bonne part des habitations aux alentours est postérieure à la destruction du stade. On a toutefois pu faire quelques rapprochements. Partons de cette célèbre photo de l’entrée du stade Virnot/Jules-Lemaire :
Cette entrée est réputée être avenue Virnot. Et en effet, on a pu déterminer qu’on était au croisement avec l’avenue Cécile, grâce aux maisons sur la droite, et notamment la forme de leurs cheminées. On ne voit pas très bien à cause de la végétation mais, hormis équipements plus modernes (fenêtres et volets notamment), on a clairement vu « en vrai » qu’on était à l’endroit où la photo d’époque a été prise.
Il existe une photo prise du bas de la rue :
Idem, ce n’est peut-être par flagrant en photo, mais la forme des maisons (à gauche) ne fait aucun doute. Ce qui est toujours là, ce sont les arbres, probablement les mêmes.
En revanche, sur la partie droite de cette photo (sur la partie gauche pour la photo précédente), on ne sait pas si c’étaient des logements (ça y ressemble) ou la tribune, mais il ne reste rien de cela, on ne trouve que des maisons plus modernes.
On a également sous la main cette photo, prise lors du derby SCF/OL de septembre 1934 :
Les maisons que l’on aperçoit dans le fond sont situées avenue Cécile, et elles restent parfaitement identifiables aujourd’hui (numéros 10 à 18) :
On aperçoit le prolongement (vers la droite) de ces maisons sur cette photo non datée sur laquelle apparaît l’équipe de l’OL :
Et si on reprend la première photo de l’article prise au stade Virnot/Jules-Lemaire (celle de SCF/Sochaux), on y voit de façon plus claire l’ensemble de ces maisons.
Sur ce plan d’ensemble pris en 1960, le stade est déjà détruit. À droite, c’est la rue Sainte -Cécile, avec les 4 maisons vues juste avant, et au fond c’est l’avenue Virnot (avec, plus loin, une cheminée et un gros bâtiment qui ont disparu) :
La grande maison au (presque) bout de l’avenue Cécile est elle aussi rapidement identifiable :
Après avoir ravivé ces souvenirs et vous avoir peut-être foutu le cafard pour une période que vous n’avez même pas connue, voilà de quoi interpeller : est-il normal, acceptable, légitime, de fréquenter ces lieux en faisant comme s’il ne s’y était rien passé, voire – pire – en détournant le regard ?
Peut-on décemment habiter, circuler, pique-niquer ou faire du sport sur la terre de nos exploits sans qu’une malédiction ne s’abatte sur ces inconscient(e)s ?
L’oubli fait partie du complot contre le LOSC. Pour l’éviter, il convient d’interpeller les politiques, et de leur faire brandir la menace de la malédiction. En 2011, Dominique Strauss-Kahn, déjà fragilisé par une autre affaire que nous avons évoquée, était interrogé après avoir fait un « pique-nique » sur la « plaine Grimonprez », où se situait le stade Grimonprez-Jooris. Il avait fait amende honorable en évoquant une « faute morale » :
La thématique des anciens stades du LOSC, l’absence de mémorial, la présence des sans-gêne avait, quelques mois après, été un thème central de la campagne présidentielle en France. Le président-candidat Nicolas Sarkozy avait ainsi déclaré :
Dès lors, dans le sillage de ces deux poids lourds,faisons nôtre la maxime suivante : là où il y a des sans-gêne, il n’y a pas de souvenir.
NB
A voir, ce reportage du LOSC sur Achille et ses souvenirs d’Henri-Jooris :
FC Notes :
1 En gros, ils sont tous deux socialistes, mais pas de la même tendance.
2 Nous citons ici Frédéric Sawicki, « La résistible politisation du football. Le cas de l’affaire du grand stade de Lille-Métropole », Sciences sociales et sport, 2012/1 (N° 5), p. 193-241.
Frédéric Sawicki est chercheur en science politique et par ailleurs membre dans les années 2000 de l’association « Sauvons la Citadelle » qui a beaucoup oeuvré pour que le stade du LOSC soit déplacé. Il en a tiré cet article qu’on peut consulter ici : https://www.cairn.info/revue-sciences-sociales-et-sport-2012-1-page-193.htm
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25 septembre 2020
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Alain Cadet a dit:
Cher Monsieur,
J’ai lu votre article sur les « Sans – gêne ». Je l’ai trouvé très intéressant et pourtant, c’est un sujet que je connais bien. Il m’a aussi bien fait rire à certains endroits.
Je viens de terminer un article sur un sujet voisin que je j’ai publié il y a cinq minutes. Je me suis permis de recommander le vôtre et d’en extraire une citation. Si cela vous gêne, dites le moi et je la retirerai.
Vous trouverez très facilement l’article en question sur mon Blog : taper « Alain Cadet, blog ». Pour l’instant l’article premier sur la page d’accueil.
Bien cordialement
Alain Cadet
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28 septembre 2020
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dbclosc a dit:
Bonjour,
Merci pour votre commentaire : si nous lire informe et fait rire, c’est qu’on a atteint notre objectif ! Et par ailleurs, aucun problème pour nous citer évidemment.
On va d’ailleurs regarder plus en détail votre blog, qui a l’air fort documenté.
Bien cordialement,
Thomas, Denis, Damien
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11 juin 2020
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Benoit Laignel a dit:
Bonjour!
Me revoilà après quelques recherches, concernant la photo d’avant-match de l’équipe du LOSC à Jules Lemaire.
à mon avis, c’est pendant la saison 1945-1946 (du fait de la présence du gardien Georges Hatz, qui n’est resté qu’une saison au club). Il est probable que ce soit en fin de saison, à la suite de la chute du toit de Henri Jooris en février 46 pendant le match contre le RCLens.
Par contre je ne vois pas encore comment trouver de quel match il s’agit…
Du coup je m’amuse à remarque que cette année-là aussi, le LOSC a été sacré champion dans un stade de repli (comme au Stadium en 2011). On n’a quand même pas de bol avec les stades… Bon, même si là Jules Lemaire n’était pas complètement un stade étranger au club.
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10 juin 2020
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Benoit Laignel a dit:
vraiment, j’adore la dernière photo de la plaine Grimonprez avec Rascar Capac qui fait Dzing… c’est tellement ça!
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10 juin 2020
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Benoit Laignel a dit:
Bonjour, et un grand merci pour tous ces articles!! eloigné de Lille depuis pesque 20 ans (donc mes abonnements au stade n’ont pas connu le stadium où je ne me suis deplacé qu’en visiteur pour des matches contre Wasquehal), ce blog me fait revivre les années 90 que j’ai vecu à Grimonprez, et decouvrir des histoires anciennes passionnantes!
Bravo pour cet article sur les anciens stades du losc, et de vos « pélerinages » sur sites. malgré le ton de l’humour avec Rascar Capac, je pense quand même qu’on frôle l’ingratitude vis à vis du club. quand on voit que dans d’autres villes le club de foot est une institution, il faut reconnaitre que le LOSC n’a pas vraiment sa chance dans l’histoire de la ville.
encore bravo pour cet article riche, passionnant, avec des archives et des visites sur place.
je me suis pris au jeu, et je vais chipoter un peu :
la photo du stade jules lemaire, en dessous ce celle du derby Fives-Losc (photo d’avant-match), ce n’est pas l’OL comme indiqué au dessus, pais bien notre LOSC à ses débuts!! vu que le gardien n’est pas Da Rui (c’est celui d’après, je ne sais plus son nom), et que tu dis dans l’article que les derniers matches du losc à Mons sont en 1949, on devrait pouvoir dater cette photo. Si je trouve je refais un post!
encore merci pour tout,
avec toute mon affection en blanc et rouge
Benoit