Posté le 3 octobre 2020 - par dbclosc
Au Stadium, Bosman à l’arrêt
En mai 1998, est annoncé au Stadium-Nord de Villeneuve d’Ascq un match de gala au profit du footballeur belge Jean-Marc Bosman, opposant deux équipes de « stars internationales », l’une « entraînée » par Thierry Froger, entraîneur du LOSC, l’autre par Michel Docquiert, entraîneur de l’ESW. L’événement se transforme en un fiasco épouvantable qui souligne le manque de popularité et l’isolement de celui par qui le football a été transformé.
« Soirée de gala », « rencontre de prestige » : la Voix du Nord s’emballe pour ce qui s’annonce en effet grandiose. Voici venir le « Bosman Benefit Match », qui devrait amener au Stadium Nord « quelques stars du ballon rond fraîchement retraitées ou en fin de carrière » comme « Cantona, Higuita, Scifo, Donadoni et bien d’autres stars du football ». Le match est organisé par un tout neuf syndicat de footballeurs, l’Association internationale des footballeurs professionnels (AIFP), créé à l’initiative notamment de Diego Maradona, et de Didier Roustan si l’on en croit Didier Roustan. Le journaliste souligne ainsi que « Maradona avait cette idée en tête depuis 1986 et le Mondial mexicain. Avec l’altitude et la chaleur, les conditions n’étaient pas idéales, mais les matches se sont quand même joués aux heures où le soleil tapait le plus, pour que les retransmissions aient lieu en prime time. Maradona a alors jugé qu’il fallait faire évoluer les choses, que les joueurs devaient avoir leur mot à dire et ne pas être manipulés comme des objets ». Une rencontre décisive entre les deux hommes aurait eu lieu en janvier 1995 puis, en septembre de la même année, naissait l’AIFP. Ses membres fondateurs sont : Diego Maradona, Thomas Brolin, Raï, Laurent Blanc, Ciro Ferrara, Gianluca Vialli, Gianfranco Zola, George Weah, Neno, Michael Rummenigge, Eric Cantona, Mohammed Chaouch, Abedi Pelé et Michel Preud’homme. S’y joignent rapidement Ruud Gullit ou encore Hristo Stoïchkov.
Le syndicat prend rapidement les airs d’une internationale quasi-révolutionnaire : lors de son lancement officiel le 18 septembre 1995, Diego Maradona annonce vouloir « changer les choses, participer à tout ce qui se prépare dans le monde du football sans que les joueurs ne soient jamais consultés (…) Ce syndicat mondial est un rêve que je voulais partager avec d’autres joueurs, pour que nous soyons solidaires de tous les footballeurs qui ont besoin de nous ». Le programme tient en quelques principes-clés : « défense des principes fondamentaux du sport, du football et sauvegarde des droits moraux et sociaux des footballeurs ; réalisation du principe que le footballeur est l’élément central du monde du football ; aide aux footballeurs des pays du tiers monde ». Concrètement, aucun dossier ne semble à l’étude et on se demande quelle consistance se trouve derrière ces déclarations d’intention mais, à ce stade, on peut saluer une forme de prise de conscience collective et un début de réflexion sur un répertoire d’action qui consisterait par exemple à « retarder le début d’un match pour faire pression ». Il semble que l’AIFP soit mue par la volonté d’apporter un contrepoids à la FIFA, sans toutefois prétendre la renverser. En somme, l’association prend une posture de poil à gratter « anti-système ». Le jeu de questions/réponses avec les journalistes révèle une ligne directrice encore floue : Maradona regrette que des joueurs « doivent mendier après avoir consacré leur vie au foot » ; George Weah déplore qu’« on a parfois moins de vingt-quatre heures entre un match en Europe et un autre en Afrique » ; Abedi Pelé aimerait que les footballeurs soient représentés pour, par exemple faire en sorte que « Cantona ne prenne pas autant » après sa suspension de 8 mois pour avoir agressé un spectateur ; enfin, Michel Preud’homme, interpellé sur la situation de Jean-Marc Bosman, déclare à propos de son compatriote : « on ne traite pas encore de cas particulier, mais il a tout notre soutien ».
Jean-Marc Bosman, nous y voilà. L’histoire est connue : jeune footballeur brillant (il fut même capitaine des Espoirs en Belgique), Bosman poursuit une carrière plus modeste de footballeur professionnel en Belgique. En 1990, alors que son contrat au FC Liège arrive à son terme et qu’il souhaite rejoindre Dunkerque, son club réclame une indemnité de transfert. Il saisit alors la justice, arguant d’une part que le FC Liège n’est pas légitime à demander cette indemnité, et d’autre part que le quota empêchant les clubs européens d’avoir plus de 3 joueurs étrangers ressortissants de l’UE est une entrave à la libre circulation des travailleurs. Un long combat judiciaire commence et, pendant ce temps, Bosman ne peut exercer son métier : les règlements permettent au FC Liège de l’empêcher de partir, quand bien même le contrat est expiré. Le 15 décembre 1995, la Cour de Justice des Communautés Européennes lui donne raison en instituant la libre circulation des joueurs professionnels dans l’espace européen. Très concrètement, les clubs les plus riches peuvent désormais s’appuyer sur cette manne pour s’attacher les services des meilleurs joueurs du monde, et sans être limités par leur nationalité. Une décision qui change la face du football mais dont Bosman, à 31 ans et après ces 5 années, ne profitera jamais.
C’est là que l’AIFP et le combat de Bosman se rencontrent. Une lecture rapide de l’arrêt et de ses enseignements semble aller dans le sens de l’intérêt des footballeurs, désormais libérés de contraintes réglementaires, et libres de jouer où ils le souhaitent, notamment à l’étranger. Au vu de la feuille de route qu’elle a énoncée, l’AIFP semble se saisir du combat et apporte son soutien à Bosman. Cela sort l’association de son sommeil car on ne compte en tout et pour tout pour le moment que l’organisation de deux matches amicaux dont les buts restent flous, hormis embêter la FIFA : un premier à Barcelone le 27 avril 1997, « en dépit des pressions exercées par les instances du football » souligne Roustan ; puis un second « contre le racisme » le 12 octobre 1997 à Madrid, devant 80 000 spectateurs, un match retransmis dans 40 pays. Voici donc le 3e match amical organisé par l’AIFP : ce « Bosman Benefit Match » est une sorte de remerciement des organisateurs qui ont vu leurs salaires exploser suite à « l’arrêt Bosman », tandis que Jean-Marc Bosman connaît ses premières galères financières.
Un beau plateau est annoncé et « les stars seront bien là ! » promet la Voix du Nord. On annonce d’un côté l’équipe des « anciens » composée de : Higuita (COL), Preud’homme (BEL), Montova (ARG), Bruce (GB), Barco (PER), Basulado (ARG), Glassmann (FRA), Cyprien (FRA), Grün (BEL), Kombouaré (FRA), Aldana (ESP), Donadoni (ITA), Hagi (ROU), Del Solar (PER), Scifo (BEL), Pelé (GHA), Brolin (SUE), Cantona (FRA), Butragueno (ESP), Cascarino (IRL), Bosman (BEL), Usuriaga (COL) et Jakobsen (NOR).
De l’autre, l’équipe des « jeunes » composée de : Gillet (BEL), Frey (FRA), Remacle (BEL), Ferdinand (GB), Tudor (CRO), Muller (SUI), Beto (POR), Gerad (ESP), Stoica (ROU), Ducrocq (FRA), Coubadja-Toué (TOG), Belozoglu (TUR), Nanato (BRE), Olivera (URU), Preciado (COL), Pantelic (YOU), Ch. Kanu (NIG)
Pour ajouter une dimension régionale à l’événement, les coachs du jour, qui auront bien sûr un rôle tout symbolique, seront, pour les « jeunes », Michel Doquiert, qui vient de parvenir à maintenir l’Entente Sportive de Wasquehal en deuxième division et, pour les « anciens », Thierry Froger, qui a réussi la même performance avec le LOSC.
Problème : une bonne partie des stars annoncées et le public ne viennent pas.
« On attendait une énorme fête, on a eu droit à un flop retentissant » regrette la Voix du Nord. Alors certes, les joueurs présents au Stadium-Nord n’étaient pas des joueurs de district, mais « entre l’affiche annoncée et les joueurs réellement présents, il y avait un monde ». La principale attraction de ce match, Eric Cantona, était finalement retenue au Mexique pour le tournage d’une publicité ; manquaient également à l’appel Higuita, Careca, Butragueno ou Abedi Pelé : « une liste de forfaits plus que nuisible à la crédibilité de ce gala », « les esprits chagrins affirmeront qu’ils ont été trompés sur la marchandise, les plus optimistes se seront consolés en se disant qu’il y avait quand même quelques beaux noms sur la pelouse ». Parmi eux, le Roumain Hagi, les Belges Scifo, Grün et Preud’homme, ou l’Argentin Basulado, finaliste de la coupe du monde 1990. Résultat, « on ne nous enlèvera pas de l’idée que la fête a été gâchée » et les spectateurs « qui avaient sans doute flairé l’embrouille » n’était que 3 000. Sur le terrain, les « anciens », grâce au « talent exceptionnel de Georghe Hagi » (et probablement au coaching de Froger) ont battu les jeunes par 3 à 1 (Hagi, Hagi, Usuriaga contre Pantelic).
Dans un entretien donné au Figaro en 2006, Jean-Marc Bosman est revenu avec amertume sur ce match organisé par l’AIFP : « Maradona et quelques autres grandes stars qui devaient jouer un match organisé en ma faveur à Lille n’ont jamais pu trouver l’adresse du stade et, croyez-moi, on a peiné ce jour-là pour trouver 22 joueurs et disputer ce fameux match ». Comment expliquer que si peu de joueurs aient participé à ce match au profit d’un homme auquel ils doivent tant ?
Au début de son combat judiciaire, Jean-Marc Bosman est d’abord privé de football, sans même pouvoir toucher des indemnités de chômage. Il trouve finalement un club à la Réunion en 1992, avant de terminer sa carrière à Visé (D4 belge) en 1996. Ces années restent les « meilleures » dans la mesure où son combat puis sa victoire judiciaires, ainsi qu’un documentaire pour Canal+, qui co-organise d’ailleurs le match au Stadium, lui rapportent, outre quelques soutiens et une attention médiatique, près d’un million d’euro. Il roule en Porsche et achète plusieurs maisons. Il est sollicité et l’avenir lui semble radieux : il s’imagine ambassadeur du football moderne et se dit qu’il est désormais protégé à vie. Mais il se rend vite compte de son isolement et du manque de reconnaissance de ses « collègues », qui ne l’associent pas forcément à l’inflation des transferts et des salaires à laquelle il a contribué. Si l’AIFP l’a nommé président d’honneur, le manque d’activité du syndicat, la concurrence qu’il introduit avec le principal syndicat existant, la FIFpro, ne lui apportent rien et tendent même à le décrédibiliser : « j’ai été nommé président d’honneur d’un syndicat international de joueurs (AIFP) qui n’existe plus, j’ai serré mille mains, posé pour des photos officielles, je pensais que ma vie de galère était derrière moi. Je me disais : finis les soucis, la vie dans le garage de mes parents, les privations, les humiliations » (Le Figaro, 2006). Mais au-delà de la période immédiate de « l’après-arrêt », les portes se ferment, et l’organisation de ce « Bosman Benefit Day », évoqué depuis 1996, traîne en longeur. Tout à la négociation de leurs nouveaux contrats en or, les joueurs oublient leur promesse de solidarité, et cet isolement éclate ce jour de mai 1998 : « les grands noms se sont décommandés. J’ai découvert leur égoïsme ». Il déclare même que beaucoup d’entre eux refusent de se laisser photographier en sa compagnie, « comme si je sentais mauvais » : « une fois les réflecteurs éteints, les invités sont partis, et je me suis retrouvé seul. Encore une fois. On m’a beaucoup promis, et j’ai eu le tort d’y croire. Tout le monde parlait de moi comme d’un héros. Gianluca Vialli par exemple, qui, grâce à l’arrêt, avait pu quitter librement la Juventus pour Chelsea en multipliant son salaire par quatre ou cinq, certainement pas parce qu’il était devenu quatre fois meilleur, avait déclaré : « Je dois tout cela à Bosman… Si je suis riche, maintenant, c’est grâce à lui ». Je n’ai depuis aucune nouvelle de lui ».
Le seul soutien dont il bénéficie est celui des membres de l’équipe nationale des Pays-Bas qui, avant un match d’éliminatoires pour la coupe du monde 1998 contre la Belgique en septembre 1997, lui donnent chacun 2 500€ en signe de reconnaissance : les jumeaux Frank et Ronald De Boer (Ajax), Edwin van der Sar (Ajax), Giovanni van Bronckhorst (Feyenoord) et Arthur Numan (PSV Eindhoven), représentants du « Team Holland », qui gère l’image de marque des internationaux indépendamment de la fédé, se rendent chez Bosman : « sans faire de discours compliqué, ils m’ont offert leurs primes en me disant simplement : « Voilà… Sans toi, nous ne gagnerions pas autant aujourd’hui » ». Pour Frank De Boer, « notre geste n’a rien à voir avec le match contre la Belgique. Nous sommes venus ici pour rencontrer Jean-Marc et rien d’autre. Nous voulions rappeler à quiconque qu’un certain Jean-Marc Bosman a permis à de nombreux footballeurs d’être aujourd’hui libres et mieux rémunérés ». Arthur Numan approuve : « nous avons tous profité de l’action entreprise par Jean-Marc, sauf lui en définitive. Il est normal, avons-nous estimé, de lui témoigner notre reconnaissance ». L’occasion pour les Oranje de mettre la pression sur les Belges avant le match en leur demandant d’avoir la même générosité… ce à quoi la fédération belge s’est opposée au motif que cela « déstabiliserait » les Diables : la fédé évoque même une « machination ». Le sélectionneur national, Georges Leekens, réagit : « ce n’est pas, en ce qui nous concerne, à l’ordre du jour. Je ne veux pas discuter d’une démarche qui ne regarde que les Néerlandais. Si mes joueurs veulent en faire autant, qu’ils le fassent, mais en temps opportun. Cela ne doit pas les déconcentrer avant le match ». Les Diables peuvent donc aider Bosman… à titre individuel. Cette démarche a également permis aux Néerlandais de remettre sur la table l’idée d’un « Bosman Benefit Match ».
Aujourd’hui, après avoir connu de nombreuses galères personnelles, Jean Marc Bosman jette un œil amer sur ce qu’il reste de « l’arrêt Bosman », qui a entraîné un flux d’argent qui a d’abord profité aux championnats les mieux dotés en droits TV, qui ont pu attirer les meilleurs joueurs au détriment des autres pays, affaiblissant par là même les championnats plus modestes. Si les joueurs sont plus « libres », ils restent en partie des marchandises négociées aux plus offrants, tandis que les refus de prolongation de contrat s’accompagnent aujourd’hui de sanctions pour les joueurs telles que l’exclusion du groupe professionnel ou la rétrogradation en équipe B. Dans Ouest-France en 2015, Bosman déplorait que l’arrêt : « [ait] été un peu été détourné de son objet de départ, car il était tourné vers les joueurs et clubs les moins riches. Il était propre. Mais les vingt-cinq plus grands clubs européens se sont regroupés pour gagner encore plus d’argent, au lieu de redistribuer. Donc, on pourrait dire que l’arrêt Bosman a été à moitié tué, à part sur le chapitre de la libre circulation. Il a été détricoté, au point que les gens n’y comprennent plus rien ». Sur un plan plus personnel, les nombreuses interviewes qu’il a données ces dernières années révèlent le sentiment de solitude et de dénuement et parfois d’aigreur qu’il éprouve (« Aujourd’hui, certains joueurs brassent des dizaines de milliers d’euros par semaine et moi, je n’ai rien eu d’autres en retour que quelques mercis. Tout le monde est passé à la caisse, sauf moi. Quelque part, les stars du foot mondial flambent un peu toutes mon pognon » dans Le Soir en 2015 ; « En nonante-cinq, si j’avais réclamé un euro ou un mini-pourcentage pour chaque mouvement de joueur sans demander des dommages et intérêts, maintenant je pourrais racheter la ville de Liège, le Standard, Bruges et Anderlecht, avec le nombre de transferts qu’il y a eus depuis » dans Le Monde en 2015)
Une belle photo de La Voix du Nord dont la légende a dû booster le moral de Jean-Marc Bosman
Cerise sur l’Hitoto : dans Ouest-France en 2015, Jean-Marc Bosman, au détour d’un entretien, disait un mot sur ce match au Stadium qui, en plus de son échec au niveau de l’organisation et ce dont il était le symptôme, lui a coûté de l’argent quelques années plus tard : « mes avocats, Me Misson et Me Dupont, que je ne devrais même pas appeler maître eu égard à la façon dont il s’est comporté, se sont disputés pour l’argent. Moi, je terminais le procès. On attendait les dédommagements de FIFpro qui m’a aidé avec Theo Van Seggelen (Néerlandais) et Philippe Piat. Ils m’avaient versé 300 000 €. Mais Misson, lui, retirait 30 % de la somme d’un côté. Et Dupont, alors stagiaire devenu avocat, m’a entraîné dans un match avec Canal + (organisé par Didier Roustan, à Lille) plutôt qu’avec la FIFpro, qui a tourné au fiasco mais sur la recette duquel j’ai dû payer des impôts dix ans plus tard. Au final, eux se sont disputés pour l’argent, et moi, je me suis retrouvé sans rien, après avoir donné beaucoup de libertés et beaucoup d’amour à beaucoup de personnes ».
Aux dernières nouvelles, Jean-Marc Bosman réside du côté de Liège et vit de diverses aides ou de quelques dons. Tous les 15 décembre, la presse rappelle l’anniversaire de « son » arrêt, qui aura 25 ans fin 2020. L’an dernier, l’INA proposait ce portrait :
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