Posté le 2 décembre 2020 - par dbclosc
1932, le Sparta à Lille : les Tchèques aboient
En novembre 1932, l’Olympique Lillois, en tête du premier championnat de France professionnel de l’histoire, s’offre une parenthèse amicale en recevant au stade Victor-Boucquey le champion de Tchécoslovaquie : le Sparta Prague, qui offre une exhibition digne de ce qui est considéré à l’époque comme le meilleur football d’Europe.
Nous sommes le 20 novembre 1932 : alors que la France découvre avec émoi le nationalisme breton, qui revendique en ce dimanche l’attentat contre le train du chef du gouvernement, Edouard Herriot, l’Olympique Lillois (OL) joue aussi les séparatistes en se détachant en tête de sa poule du championnat grâce à une nouvelle victoire, cette fois à Hyères (1-0, but du Britannique William Barret). C’est la huitième victoire consécutive pour les Dogues qui, après une défaite inaugurale contre Marseille à domicile (1-2), n’ont fait que gagner. Avec 16 points en 9 matches, l’OL termine donc les matches aller avec une avance confortable sur ses poursuivants. Le championnat fait désormais une pause de 3 semaines et on voit bien que les Lillois, à l’approche de l’hiver, ne risquent pas de se retrouver comme certains Tchèques : sans provisions.
Cette saison 1932/1933 marque la première édition d’un championnat de football professionnel en France. L’idée, qui était en débat depuis plusieurs années, se concrétise lors d’un vote du conseil national de la Fédération Française de Football le 17 janvier 1931. À la surprise générale, le Sporting Club de Fives (SCF) s’y engage, débauchant même quelques vedettes de l’OL… ce qui incite dès lors les dirigeants de l’OL, dans la précipitation au cours de l’été 1932, à s’y engager aussi ! Ce premier championnat est divisé en deux poules, dont les vainqueurs doivent s’affronter en fin de saison pour désigner le champion : l’OL se retrouve dans la poule A et le SCF dans la poule B.
Un OL flandrio-anglo-hongrois
Bien évidemment, la satisfaction est de mise du côté lillois. Le président Gabriel Caullet, qui a succédé depuis quelques mois à Henri Jooris (qui reste président d’honneur et garde probablement une grande influence) se félicite dans Le Grand Echo du Nord de la France de l’adaptation de l’OL aux exigences du championnat professionnel : « c’est là évidemment le résultat d’un travail patient, d’une observation continuelle, d’une bonne volonté collective qui enchante le comité de l’OL. Nous avons cultivé la camaraderie et c’est ce qui nous a permis d’obtenir, de nous joueurs, ce « fondu », cette sympathie réciproque, cette réconfortante atmosphère d’intimité qui n’est pas autre chose qu’une autre forme de l’esprit de club le plus pur » (26 novembre). Pour le président, la force de l’OL est d« avoir gardé l’ossature de l’ancienne équipe et avoir eu beaucoup de chance en complétant cette ossature ». En l’occurrence, on le disait plus haut, une partie de l’ossature (Berry, Cheuva, et le gardien Vandeputte) est parti chez le voisin fivois. Pour la remplacer « nous avons fait un cocktail : un peu du jeu anglais d’attaque en pointe par les trois hommes du centre, une once de jeu hongrois pour éclairer les phases confuses et gagner un peu de terrain, le tout imprégné de la manière rude et forte chère aux Flandriens, dont les qualités de cran et de vitesse ne demandent qu’à être utilisées ». Pour ce qui est des Britanniques, Caullet parle des milieux Jock McGowan et William Barrett (ce dernier est à Lille depuis 1930), et l’attaquant Bert Lutterloch. Les Hongrois évoqués sont les dénommés Zoltan Varga et Zoltan Opata. Dans les buts, l’OL est allé chercher un gardien à Bully-les-Mines : Robert Défossé, qui ne tardera pas à être sélectionné en Bleu. Avec, en plus, Urbain Decottignies et Georges Winckelmans devant, l’OL, sous la houlette de son entraîneur Belge Robert De Veen, présente un beau visage. Mais « le championnat n’est pas terminé. Nous ne sommes pas au bout de nos peines et de nos soucis. La forme est capricieuse » tempère le président.
Le Grand Echo, 26 novembre 1932
L’OL garde ainsi ses influences historiques (du côté des Britanniques et de la Belgique) tout en allant puiser en Europe centrale, dans un football en pleine émergence et qui s’est d’ailleurs en partie construit contre le jeu direct et réputé rétif à l’intellectualisme tel qu’on le trouvait outre-Manche. L’ouvrage La Pyramide inversée revient en détail sur la manière dont, dans l’entre-deux-guerre, à Vienne, Budapest ou Prague, un public « artistique et bohème » s’est pris de passion pour les discussions autour de football, élevé au même rang que le théâtre, la littérature ou la politique.
Trêve internationale
8 victoires, 1 défaite, le « plus grand nombre de points dans les deux poules », un goal-average « incomparable », une défense « hors pair » (7 buts encaissés) : le Grand Echo ne trouve que des qualités à l’OL. Elles risquent de ne pas être de trop pour affronter le Sparta Prague.
La plupart des clubs de l’élite mettent en effet à profit la trêve pour organiser des matches internationaux. Pendant que, au stade Virnot récemment réaménagé, le SCF recevra Nuremberg, l’Olympique Lillois, au stade Victor-Boucquey (baptisé ainsi depuis 1930) va se frotter au champion de Tchécoslovaquie 1932, qui est enfin parvenu à détrôner son rival, le Slavia Prague, champion depuis 1929. Le Sparta, encore en tête de son championnat 1932/1933, est actuellement en tournée : le 23 novembre, quelques jours avant de jouer à Lille, il s’est incliné au stade du Heysel contre l’équipe nationale de Belgique (1-4) devant 15 000 personnes. L’Auto (24 novembre) relève qu’à Bruxelles, « les Tchèques furent pris souvent de vitesse, mais ils ripostèrent vaillamment par de petites passes à terre très précises ». Ce Belgique/Sparta est l’un des premiers matches de l’histoire joués en nocturne : les Tchèques se sont d’ailleurs plaints de ne pas s’être adaptés à la lumière artificielle. Il n’y aura pas ce souci pour le match prévu à Lille le 27 novembre, en plein après-midi (14h15).
« Il n’est bruit, dans la ville, que de la sensationnelle venue du Sparta, la fameuse équipe tchèque » souligne le Grand Echo, qui évoque la « valeur remarquable » du Sparta « ce grand club tchèque à la réputation mondiale », qui « compte des succès sur les meilleures équipes du continent » et « qui peut être classé dans les 4 ou 5 meilleures équipes du continent ». Est dès lors attendu un « spectacle de toute beauté », au cours duquel les Dogues vont avoir fort à faire : « en termes familiers, on peut se demander, sans exagérer, si les Dogues se feront vraiment « avaler » et à quelle « sauce » ils seront accommodés (…) Que fera l’Olympique Lillois contre une si redoutable formation ? Nous sommes persuadés qu’il fera mieux que se défendre (…) devant une formation où brille Raymond Braine d’un éclat particulier ».
Raymond Braine, un Diable Rouge-marron
Raymond Braine, c’est l’avant-centre du Sparta. Il est probablement le joueur belge le plus doué de son époque mais n’a pourtant pas revêtu la vareuse des Diables Rouges depuis 1929. Il est en effet suspendu par sa fédération pour « fait de professionnalisme ». Dans un football belge encore totalement amateur (et officiellement, ce sera le cas jusqu’en 1974, hormis quelques exceptions « semi-professionnelles » après la seconde guerre mondiale), la Belgique, comme la France à la même époque, traque l’« amateurisme marron », à savoir ces footballeurs officiellement amateurs mais qui, d’une manière ou d’une autre, tirent tout de même un revenu de leur activité sportive. En France, les années 1920 ont vu nombre de « scandales » éclater pour cette raison, et notamment à Lille en 1924, quand on se rend compte qu’Henri Jooris rémunère certains de ses joueurs. Disons que le président de l’OL a plutôt eu le malheur de s’être fait prendre. Le cas de Raymond Braine est assez particulier et illustre l’inflexibilité de la fédé belge : son tort est d’avoir ouvert un café à Anvers et d’avoir un chiffre d’affaire potentiellement élevé en raison de sa célébrité acquise grâce au football… « Un subterfuge » pour la fédération qui y voit une utilisation lucrative du football amateur : suspendu, Raymond Braine quitte alors la Belgique et signe en Tchécoslovaquie en 1929. Il manquera les coupes du monde 1930 et 1934 avant d’être de nouveau sélectionné à partir de 1935. C’est donc dans de curieuses circonstances symptomatiques des problématiques footballistiques de l’époque qu’il affronte sa propre sélection nationale, avant de se rendre à Lille.
Les Tchèques nous matent
Devant une « très nombreuse assistance » (l’Auto) estimée à « 5 à 6 000 personnes » (La Croix du Nord) et sur un terrain « gras et glissant », voici les équipes alignées :
OL : Robert Desfossé ; Jean Théry, Jules Vandooren ; Georges Beaucourt, John MacGowan, Georges Meuris ; Georges Winckelmans, Zoltan Varga, Zoltan Opata, Bert Lutterlock, Urbain Decottignies.
William Barrett et Fernand Amand complètent le groupe.
Sparta : Ledina ; Josef Ctyroky, Jaroslav Burgr (cap) ; Josef Kostalek, Jan Knobloch-Madelon, Erich Srbek ; Frantisek Pelcner, Josef Silny, Raymond Braine, Oldrich Nejedly, Karel Sokolar.
Après un début du match « un peu lent et comme craintif de la part des Lillois, le jeu s’équilibra et atteignit immédiatement une classe élevée » selon l’Auto (28 novembre). Dès la 19e minute, les visiteurs ouvrent la marque par Nejedly. Mais les Lillois reviennent rapidement grâce à Decottignies « à la suite d’une mêlée devant le but tchèque » (1-1, 25e). « La rencontre est équilibrée, les phases de jeu splendides soulèvent continuellement les applaudissements d’un public enchanté » ; à la pause, les équipes se quittent sur le score de 1-1. À la reprise, l’OL prend l’avantage par son Hongrois Varga : « les Dogues descendent et forcent Ledina à s’employer. Une fois, deux fois, le gardien tchèque renvoie, mais Varga reprenant la balle en dernier la loge dans les filets » (2-1, 50e). Alors « le match redouble d’intensité si possible et les attaques se succèdent à une cadence accélérée ». Les Tchèques arrachent l’égalisation sur un corner repris par Nejedly, qui signe un doublé (2-2, 64e). Le match tourne alors en faveur du Sparta : « pendant la dernière demi-heure de jeu, les demis lillois faiblissent un peu et comme le Sparta redouble d’ardeur, les visiteurs prennent un léger ascendant » qui se traduit par un nouveau but de Nejedly (2-3, 80e). Enfin, six minutes plus tard, « une succession de passes entre les attaquants tchèques fournit la balle à Pelcner qui marque un quatrième but » (2-4, 86e)
Match l’intran, 29 novembre 1932. Une petite erreur de légende sur le score.
Pour l’Auto, ce fut une « partie magnifique » et « la défaite de l’OL a été subie dans des conditions qui lui font honneur car l’exhibition de Sparta fut digne de la réputation de ce grand club ». La Croix du Nord abonde dans ce sens en rappelant que « les Tchèques sont certainement nos maîtres en football et la passe est faite à l’homme démarqué sans qu’elle soit annoncée comme chez nous par certains demis servant leurs avants » (28 novembre). Le journal a toutefois un reproche à faire au Sparta : « nous regrettons, néanmoins, certains truquages qui ne sont pas à leur honneur. En effet, le demi droit et l’arrière droit surtout, écartaient l’adversaire attaquant avec les coudes ou même avec le bras écarté du corps, sous l’oeil de l’arbitre impassible. À part cette légère critique, nous avons assisté, à certains moments, à de superbes phases de jeu de la part des deux équipes ». Du côté du Sparta, « l’équipe forme un tout parfait : la défense s’avéra excellente, principalement le gardien, qui réceptionna des bottés dans toutes les positions, dans le haut des buts aussi bien que dans ses plongeons. Les demis servirent à merveille une attaque vive et précise, surtout lorsqu’ils pratiquaient par leurs ailiers qui furent, par leurs centres, les organisateurs de la victoire ». Et, du côté des Dogues lillois, « la défense se montra très sûre ; Défossé fut battu chaque fois de très près et par des reprises de demi-volée ; Vandooren fut le briseur d’attaques habituel, bien secondé par Théry qui se place bien ; Mac Govan, en défense, fut le roi du terrain, mais moins précis dans ses passes aux avants ; Beaucourt fut aussi bon en défense qu’en attaque et marqua bien l’ailier droit, excellent dribbleur ; Meuris, courageux comme d’habitude ; Decottignies, Lutterlock formèrent une excellente aile droite ; Winckelmans, à l’extrême gauche, centra souventes fois trop tard ; Varga et Opata ne furent pas dans la course, sans doute en raison du terrain lourd qui les handicapa sérieusement ».
Les Tchèques aboient, les Dogues passent
Dans la soirée, après le match, une réception est organisée dans les salons de l’hôtel Bellevue : « une simple mais très cordiale manifestation destinée à fêter les splendides résultats acquis par l’OL au cours des matches aller du championnat professionnel » (Le Grand Echo, 29 novembre). Dans une ambiance conviviale, le comité du club, les joueurs et leur famille, et Henri Jooris président d’honneur, célèbrent le virage réussi vers le monde du football professionnel : « au moment des toasts, M. Caullet félicita les vaillants équipiers et leur entraîneur des résultats remarquables (…) Il souligna le redressement aussi profond que spontané qui permet aux Dogues lillois de sortir de difficultés sportives sans précédent. Il fit appel au remarquable esprit de camaraderie qui anime tous les joueurs du club et demanda au Dogues de « serrer les crocs » pour se préparer au dur choc des rencontres futures ». Et en effet, l’OL se rendra très prochainement à Marseille et s’inclinera dans des conditions rocambolesques, dont on a parlé ici. Ce faux pas n’empêche pas les Dogues de ravir le premier titre de champion professionnel au printemps 1933. Le Sparta laisse quant à lui son éternel rival du Slavia lui repasser devant jusqu’en 1936.
L’Olympique Lillois 1932/1933, premier champion de France de football professionnel
Debout : Défossé, M. Hochart (membre du comité), Meuris, Vandooren, Beaucourt, McGowan, Théry
Accroupis : Decottignies, Lutterloch, Barrett, Varga, Winckelmans
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