Posté le 13 février 2021 - par dbclosc
Marseille/Lille 1932 : droit aux brutes
Des Dogues qui cessent de joueur à l’heure de jeu, bras croisés, des passes à l’adversaire, des bagarres à répétition, un gardien qui envoie volontairement un ballon dans son but et en laisse passer d’autres… 0-7, le match de l’Olympique Lillois à Marseille en décembre 1932 ressemble à un abandon, et est sévèrement jugé dans la presse. Pourtant, ce sont les Lillois qui crient au scandale : ils dénoncent la « sauvagerie » des Marseillais.
La violence de cette confrontation trouve une partie de son origine en septembre dans un match aller déjà très heurté au stade Victor-Boucquey.
« C’est écœurant. Vous vous rappelez le match aller à Lille ? Les Marseillais nous avaient promis une réception particulièrement soignée quand nous irions chez eux. Ils ont tenu parole… ». En descendant du train au retour de Marseille, le capitaine de l’Olympique Lillois, Georges Winckelmans, fait part de son dégoût après la lourde défaite concédée par les Dogues (0-7). Mais la rancoeur du capitaine lillois ne porte pas tant sur le résultat que sur les conditions dans lesquelles le match a été joué. Les Dogues ont l’impression d’être tombés dans un guet-apens, au point d’arrêter de jouer à l’heure de jeu, alors que le score était déjà de 4-0. Jouant les bras croisés, laissant filer les adversaires, ils ont alors encaissé volontairement trois autres buts, l’un d’eux étant d’ailleurs marqué par le gardien Défossé qui, hors de lui, s’est saisi du ballon et l’a frappé de rage dans son propre but. Que s’est-il donc passé ?
Un match au sommet
Tout s’annonçait pourtant bien ce 11 décembre 1932, pour la première journée des matches « retour » : au stade de l’Huveaune, rebaptisé stade Fernand-Bouisson en 1921, un choc se prépare entre les deux premiers de la poule A de la première édition du championnat de France de football professionnel. L’OL, après une défaite inaugurale contre Marseille au stade Victor-Boucquey pour la reprise du championnat en septembre (1-2), a remporté tous ses matches et s’est rapidement mis dans la peau du favori pour remporter la poule A, et pourquoi pas le championnat (les deux vainqueurs des poules s’affronteront lors d’une finale) : 16 points en 9 matches (une victoire vaut 2 points), le parcours est presque parfait. À Lille, le président Gabriel Caullet, qui a succédé depuis quelques mois à Henri Jooris se félicite dans Le Grand Echo du Nord de la France de l’adaptation de l’OL aux exigences du championnat professionnel : « c’est là évidemment le résultat d’un travail patient, d’une observation continuelle, d’une bonne volonté collective qui enchante le comité de l’OL. Nous avons cultivé la camaraderie et c’est ce qui nous a permis d’obtenir, de nous joueurs, ce « fondu », cette sympathie réciproque, cette réconfortante atmosphère d’intimité qui n’est pas autre chose qu’une autre forme de l’esprit de club le plus pur » (26 novembre).
Juste derrière, Marseille compte 13 points (5V, 3N, 2D) : les Dogues ont ainsi un joker. Après une interruption du championnat pendant 2 semaines, que les Lillois ont mis à profit en jouant un match amical contre le Sparta Prague, la compétition ne peut rêver meilleure affiche. Par chance, alors qu’il pleuvait depuis près de quinze jours à Marseille, le soleil a daigné faire son apparition dans la matinée ; et si, au début de l’après-midi, le ciel était beaucoup plus gris, il n’a pas plu. Dès lors c’est une forte affluence qui se présentait, avec près de 3 000 personnes et un stade « comble » selon Le Grand Echo. Le Miroir des Sports souligne que le record de la recette en championnat de France est battu de loin, avec 85 000 francs.
En l’absence, côté lillois, de Jules Vandooren, les équipes se présentent de la façon suivante :
Olympique de Marseille : Allé ; Schnoek, Trees ; Charbit, Pritchard, Rabih ; Ourand, Alcazar, Boyer, Jennings, Caiels.
Olympique Lillois : Défossé ; Wattrelot, Théry ; Meurisse, Mac Gowan, Beaucourt ; Delannoy, Lutterlock, Barrett, Aman, Winckelmans.
L’arbitrage est assuré par M. Féron.
Marseille domine
Place au match… et aux différentes versions, selon que l’on lise Le Grand Echo du Nord, Le Petit Provençal, L’Auto ou Le Miroir des Sports. Si l’on s’en tient uniquement à la dimension sportive du match, on peut dégager plusieurs tendances.
Dans un premier temps, le match est équilibré. Ce sont même les Lillois qui semblent les plus dangereux, ainsi que le narre Le Petit Provençal : « Lutterlock semble devoir mettre Allé en danger, puis c’est au tour de Barrett de manquer de décision en n’inscrivant pas un but après deux loupés des arrières marseillais ». Mais, après ces quelques minutes au cours desquelles Lille aurait pu marquer, les Marseillais prennent clairement l’ascendant. Le Grand Echo indique que « les Marseillais sidérèrent leurs adversaires par leur vitesse et leur tactique très étudiée ». Dès lors, c’est logiquement qu’après quelques tentatives non converties, les locaux marquent un premier but à la 32e minute par Jennings : au départ, un coup-franc de Rabih est joué vers Pépito, qui centre vers Boyer qui laisse passer pour son coéquipier mieux placé, qui conclut à ras de terre : un but « splendide, de l’avis même des dirigeants lillois » d’après le Grand Echo. À partir de ce moment, « les Lillois ont alors des échappées de plus en plus rares » (Le Petit Provençal), et ils encaissent un deuxième but avant la pause après une combinaison Charbit-Boyer que conclut Caiëls. Mi-temps : Marseille mène 2-0 et, en apparence, il n’y a rien à dire.
Le Miroir des Sports, 13 décembre 1932
La seconde période part sur les mêmes bases : d’entrée, Marseille ajoute un but, grâce une frappe de Caïels de 20 mètres (3-0). À ce moment, « la marque traduisait une nette supériorité des Marseillais, affirmée surtout par la maîtrise de Pritchard, et par le mordant d’une ligne d’avants contrastant singulièrement avec la faiblesse des avants lillois, hormis l’excellent Aman » (Le Miroir des Sports). Avec 3 buts d’écart en sa défaveur, « Lille, dès lors, est démoralisé, malgré les brillantes qualités et l’énergie de certains de ses équipiers, dont Mc Govan » (Le Petit Provençal).
Expulsions à gogo
Dès lors, survient le premier incident, opposant le Lillois Lutterlock au Marseillais Rabih. Selon le Grand Echo, « l’intérieur lillois eut le tort de chatouiller les chevilles de Rabih et ce dernier lui porta un coup de tête » ; pour Le Petit Provençal, « à deux reprises, Lutterlock charge irrégulièrement Rabih. La première fois, l’arbitre n’ayant rien vu, la partie continue, mais à a deuxième fois, les deux joueurs en viennent à des arguments plus frappants » ; et pour le Miroir des Sports, « Lutterlock et Rabih entrèrent soudain en contact assez violemment et éprouvèrent malheureusement le besoin d’en venir aux mains ». Résultat : 55e minute, les deux joueurs sont expulsés.
Dans la minute suivante, Alcazar, que le Miroir des Sports croit voir hors-jeu, marque un quatrième but, de la tête, sur un centre de Durand : le but est validé, malgré les vives protestations du gardien lillois, Robert Défossé (4-0). Le match bascule : la dernière demi-heure sera « d’un caractère très particulier » (Le Petit Provençal) ; « on assista à une bonne demi-heure de rigolade » (Le Grand Echo) ; « ce fut le commencement d’une « pagaïe » inouïe » et « des incidents sans précédent commencèrent » (Le Miroir des Sports).
Le Petit Provençal, 12 décembre 1932
Les Lillois font de grands gestes à l’arbitre et semblent signifier leur intention de laisser filer le match : « il y eut des discussions à n’en plus finir au cours desquelles l’arbitre n’imposa jamais sa volonté » (Le Grand Echo). Soudain, William Barrett donne un coup de pied à Trees, son adversaire marseillais et « nos deux compères en vinssent à entamer un match de boxe » (Le Petit Provençal). Les deux joueurs sont expulsés et nous voilà désormais à 9 contre 9.
Lille arrête de jouer
C’est alors que survient une action inimaginable : le Marseillais Jennings frappe, Robert Défossé arrête la balle ; et, pour montrer son dépit, le gardien lillois se retourne et dégage dans ses propres filets ! Le score est alors de 5-0 et le public conspue les Lillois en les traitant de « dégonflés » sur l’air des Lampions. Les Marseillais eux-mêmes semblent surpris et certains d’entre eux, pourtant bien placés près du buts lillois, préfèrent jouer vers l’arrière en attendant qu’une adversité se reforme : « les Lillois Meurisse et Théry se promenaient sur le terrain les mains dans le dos, laissant jouer leurs adversaires ; Mac Gowan faisait l’humoriste en passant exprès la balle aux Marseillais. Deux fois encore, Desfossé laissa entrer des buts sans réagir et, petit à petit, on vit les joueurs de l’OM, gagnés à leur tour par la folie du moment, se moquer du public qui avait payé. Allé termina la partie en lisant le journal dans ses filets. C’est vous dire l’esprit qui régnait sur le terrain » (Le Miroir des Sports) ; « dans le camp marseillais, on ne marqua trois buts que par amusette et pour le principe, tandis que Boyer ne tentait même pas le moindre shoot qui eût pu être facilement converti et s’amusait à dribbler devant les buts de Défossé puis de passer la balle à droite, à gauche, puis en arrière » (L’Auto). Le Petit Provençal signale que les Lillois ne retrouvent un peu d’ardeur que pour « envoyer quelques coups de pied. Cette façon d’agir est vivement stigmatisée par les spectateurs ». Le Grand Echo note que les 6e et 7e but marseillais, inscrits par Alcazar, sont marqués « devant une défense qui jouait sans jouer tout en jouant et devant un goal impassible ». Une fin de match « lamentable » (Le Grand Echo), « en « jus de boudin » » (L’Auto).
Le Petit Provençal, 12 décembre 1932
Le match s’achève sur une victoire des Marseillais 7-0, et Les Lillois rentrent aux vestiaires sous les huées du public : une sortie qui « aurait pu tourner à la catastrophe sans la sagesse du public et la solide protection du grillage qui entoure sur une hauteur de 2 mètres tout le terrain de l’OM » (Le Miroir des Sports).
Pour l’hebdomadaire national, pas de doute : ce sont les Lillois qui, par leur comportement ont « fait scandale » : « si l’on voulait tirer une leçon de cette affaire, on pourrait dire que, si l’OL avait voulu faire de la propagande contre le championnat, il n’aurait pas mieux réussi. Ce n’était pas le cas ; mais il est nécessaire de rappeler aux équipes professionnelles qu’elles sont payées pour jouer et que le public ne saurait admettre d’elles une grève des bras et jambes croisés » ; pour Le Petit Provençal, l’attitude des Lillois est « fort regrettable ».
À lire les premiers comptes-rendus de la rencontre, on serait fort tentés de jeter l’opprobre sur le comportement anti-sportif des Lillois qui, à partir du moment où ils ont été largement menés, auraient pourri le match et seraient dès lors de mauvais perdants. Cette explication semble néanmoins trop rapide : il paraît difficilement envisageable que l’OL, leader, et qui jusque là a montré un visage exemplaire (L’Auto rappelait ainsi avant le match que les Lillois avaient « jusqu’à présent fait preuve de cran, de courage, d’activité et même de stoïcisme dans l’adversité ») ne se laisse aller à un tel découragement qui mette en péril l’image du club et du championnat. Mais dans la presse nationale (et, faut-il le préciser, dans la presse méridionale), la parole n’est pas donnée aux acteurs lillois, et il est alors difficile de comprendre comment ils justifient leur comportement. Le lendemain, du match, le Grand Echo, qui n’a pas encore recueilli les témoignages des joueurs, évoque un arbitrage défaillant : « il fallait que l’arbitrage de cette rencontre ne concédât aucune faiblesse et fût strict, réprimant sans cesse les moindres velléités de jeu irrégulier. À cette condition seule, le match eut pu se dérouler le plus régulièrement du monde (…) L‘arbitre, M. Féron, eut le tort de ne pas se montrer plus ferme dès les premiers échanges de coups durs. Cela nuisit beaucoup à la régularité du jeu » (là où le Petit Provençal estime que l’arbitrage a été « sévère et impartial ». Le quotidien nordiste souligne toutefois que, jusqu’à la 55e minute de jeu, les Marseillais ont été indiscutablement supérieurs : pêle-mêle, les causes sont à trouver parmi :
_« l’absence de Vandooren car, devant une attaque très en verve, Wattrelot commit de nombreuses erreurs, obligeant ses partenaires directs à le soutenir sans cesse. Et cette tactique fut très défavorable aux leaders du championnat ».
_la performance décevante de certains Lillois, notamment devant : « en attaque, on ne vit rien ou à peu près rien, si ce n’est deux ou trois descentes de Delannoy et, tout au début du match, des redoublements de passes entre Winckelmans et Aman, très à l’avantage de ces deux hommes. Barrett ne fut jamais dans le bain ». Et derrière, « Théry fut débordé ».
_la grande performance de certains joueurs marseillais, notamment Pritchard, qui fut à l’origine d’ « attaques splendides », « dominant le lot des 22 joueurs par son assurance et la netteté de son jeu. Jennings, en attaque, travailla utilement, plaçant de jolis shots et les quatre autres jouèrent également de façon très heureuse et effective. En défense, Schnoek fit bien ce qu’il eut à faire et Trees joua avec sa fougue habituelle ».
Passée la 55e minute, difficile de commenter ce qui s’est passé sur le terrain. Le Grand Echo se contente de « dénoncer » le plus dilettante (Mac Gowan) et de saluer ceux « qui jouèrent courageusement jusqu’au bout » (Beaucourt, Meurisse).
Mais le Grand Echo met l’accent sur un autre aspect : « à la décharge des Nordistes, au début du match, Mac Gowan fut touché d’un coup de pied dans les reins. Puis successivement, le rapide Delannoy et l’excellent Aman furent également victimes de coups irréguliers que l’arbitre ne réprima pas, vu leur peu d’importance relative, mais dont l’effet affaiblit très sérieusement le « onze » des Nordistes ». M. Hochart, membre du comité directeur de l’OL, déclare : « la rencontre a été gâchée par l’arbitrage. M. Féron manqua de sévérité dès le début et eut tort de ne pas réprimer plus vite les irrégularités. Après un quart d’heure de jeu, nous avions Mac Gowan, Delannoy, Aman et Wattrelot blessés. Nous ne pouvions plus espérer grand chose. C’est dommage. Ce match méritait mieux ; démoralisée, notre équipe s’amusa, comme vous l’avez vu, durant la dernière demi-heure ».
Voilà donc quelques éléments qui nuancent un peu la lecture du problème en termes de « mauvais joueurs ». Mais surtout, le surlendemain du match, le Grand Echo peut enfin donner la parole aux joueurs lillois, rentrés le lundi 12 à 18h30 en gare de Lille.
« Sauvages »
C’est le capitaine, Georges Winckelmans, qui prend la parole devant une assistance avide de connaître les circonstances de la défaite. Il dénonce la violence des Marseillais, source de blessures d’entrée de jeu, qui n’aurait pas été suffisamment maîtrisée par l’arbitre qui, en outre, aurait expulsé à tort deux Lillois :
« C’est écœurant. Vous vous rappelez le match aller à Lille ? Les Marseillais nous avaient promis une réception particulièrement soignée quand nous irions chez eux. Ils ont tenu parole…Les Marseillais ont dominé pendant les 25 premières minutes, mais il n’y avait pas cinq minutes que le match était commencé que Mac Gowan avait essuyé deux K-O. Il reçut d’abord un coup de pied dans le dos qui le tint étendu sur la touche, où notre dévoué masseur lui prodigua ses soins. Il reprit sa place et reçut un coup de pied sur la bouche qui lui fendit la lèvre. Peu après, Aman était stoppé, d’un coup de pied toujours, au bas-ventre. Défossé devait être la troisième victime. Il bloqua la balle lorsque Alcazar et Boyer le chargèrent, accompagnant leurs charges de coups de poing redoublés. Et ce fut tout pour la première mi-temps, si on veut bien excepter une passe de casse-tibias qui s’abattit avec fracas sur la cheville de Jacques Delannoy.
_Marseille avait donc 2 buts à son actif à ce moment.
_Nous n’avions pas vu le plus beau. Dès le signal de la reprise, les Marseillais redoublèrent d’ardeur, c’est-à-dire de sauvagerie. C’est Lutterlock qui est fauché par Rabit. Celui-ci décoche un coup de tête à Lutterlock et l’arbitre sort… les deux hommes. C’est ensuite Barrett qui heurte Trees. Ce dernier se relève et boxe Barrett. L’arbitre sort… les 2 hommes. Nous avons donc deux expulsés et trois blessés. Le public, déchaîné, pousse des hurlements. L’atmosphère est irrespirable. J’ai nettement l’impression que nous allons à une catastrophe.
Je prends conseil du délégué du Comité qui nous accompagne, M. Hochart. Je suggère de ne plus jouer, de faire figure de mannequins. M. Hochart m’approuve et, dès ce moment, nous laissons la balle aux Marseillais quand elle ne vient pas à nous, accompagnée d’un « tank » adverse. Le résultat, ne nous préoccupe plus. Nous ne visons qu’une chose : revenir à Lille sans avoir de malheur à déplorer. Nous n’attendons plus qu’une chose : le coup de sifflet final. Encore ne sommes-nous nullement rassurés quant aux conditions dans lesquelles nous pourrons regagner notre hôtel et la gare.
_Le terrain de l’OM n’est-il pas grillagé ?
_Il est grillagé et l’OM avait prévu, fort heureusement, un service d’ordre exceptionnellement imposant.
_Vous avez donc pu sortir du terrain sans difficultés.
_Nous avons regagné le vestiaire sous la protection des gendarmes et des dirigeants de l’OM et sous une pluie de pierres et de crachats. Nous, demeurâmes une heure et demie enfermés tandis que le public, dehors, ne voulait pas évacuer et nous attendait. Finalement, c’est l’adjudant de gendarmerie qui vint nous chercher et nous guider vers une extrémité déserte du terrain. De là, pour regagner notre hôtel, nous dûmes traverser des champs, franchir quelques murs avant de nous retrouver en lieu sûr. Et nous voici. Le cauchemar est terminé.
Mac Gowan a été touché et devra passer une visite médicale demain matin. Défossé doit à ses qualités d’encaisseur d’être sorti de là sans grand dommage. Vous savez que Défossé a fait de la boxe. Avec les Marseillais, c’est un sport qu’il faudra comprendre dans la préparation au football.
_Il faut vraiment avoir le feu sacré pour affronter de tels adversaires dans de telles conditions.
_J’espère que, d’ici, l’an prochain, le projet, de M. Jooris. président de la Ligue du Nord de Football, aura amendé le règlement actuel du Championnat Professionnel et scindé la France en deux ou trois tronçons. De cette façon, chaque région aura faculté d’entretenir pieusement les mœurs qui lui conviendront le mieux, sans obliger les autres à les subir. Les sauvages, entre eux, font bon ménage. Les gens paisibles ne demandent qu’une chose : la paix ».
La fin du propos du capitaine lillois est une remise en cause des modalités du championnat professionnel, officiellement appelé « division nationale » en raison du fait que, comme son nom l’indique, il n’oppose plus entre elles les équipes des Ligues régionales. On retrouve ici une vieille opposition entre équipes du « Nord » et du « Sud » qui, lors des oppositions inter-régionales d’après-guerre, se sont souvent affrontées pour la suprématie nationale, en mettant en avant des identités de jeu marquées, qui se sont d’ailleurs inversées avec le temps : avant-guerre, on considérait que les clubs du Nord jouaient de manière agressive voire violente. Par ailleurs, pour des raisons diverses, les clubs du Nord et de l’Est se sont longtemps montrées rétives à l’idée d’un championnat professionnel, au contraire des clubs du Sud ; d’ailleurs, sur les 20 équipes de la division nationale, 9 sont issus de la seule Ligue de Méditerranée. Parmi ces raisons, des différences « culturelles », ici réactivées par Winkelmans, qui traite les Marseillais de « sauvages ».
Le contentieux de l’aller
Et l’idée du championnat professionnel avait déjà été remise en question dès le mois de septembre dans la presse, aussi bien nationale que régionale. C’était après… le match aller entre Lille et Marseille au stade Victor-Boucquey. C’était la première journée du championnat, et Marseille avait gagné 2-1 contre un OL qui jouait en rouge. Le Miroir des sports indique que « si le championnat professionnel de football a apporté quelque chose de nouveau en France, ce ne sera pas la sérénité d’esprit, le calme et la pondération. Voilà tout au moins ce que donnerait à penser le match disputé aujourd’hui entre l’Olympique Lillois et l’Olympique de Marseille (…) Espérons que la nouvelle épreuve ne va pas susciter en tous lieux pareil déchaînement de passions ». Les journaux s’accordent pour dire que le match n’a eu d’intérêt qu’en première période et qu’il sera bien difficile « de porter un jugement définitif sur les équipes de l’OL et de l’OM » tant le déroulement du match « fut illustré par nombre d ‘accrochages, de combats singuliers qui ne furent pas sans nuire à l’attrait de la rencontre (…) Le jeu fut haché constamment par des incorrections réprimées sans énergie par l’arbitre . L’hebdomadaire poursuit : « sans vouloir contrister M. Raguin, qui « dirigeait » la partie, puis-je me permettre de lui donner un conseil ? Celui de se montrer plus énergique et d’appuyer ses décisions par des gestes impératifs. C’est à ce prix seulement qu’il maintiendra le calme dans les équipes confiées à ses soins ». On obtient quelques précisions dans la presse régionale : la Croix du Nord indique que « le match ne fut un peu intéressant qu’en première mi-temps, bien que l’arbitre ait laissé passer des fautes de coudes et de mains, même des crocs-en jambe, plus spécialement par l’avant-centre et l’inter-droit, deux Anglo-Marseillais qui jouaient surtout l’homme et non la balle, et ceci de façon parfois brutale et malheureusement sans aucune sanction (…) En seconde mi-temps, M. Raguin qui, dès le début, n’avait pas su prendre les équipes en main, perdit absolument tout contrôle et laissa passer des incorrections flagrantes qui venaient surtout des Anglo-Marseillais » ; dans la même veine, le Grand Echo relate un match « constamment dur et heurté par la faute des visiteurs et d’un arbitre, M. Raguin, de Paris, qui ne prit pas contre eux les sanctions qui s’imposaient. M. Raguin est responsable des incidents qui émaillèrent la deuxième mi-temps du match de Lille ».
Le Miroir des Sports, 13 septembre 1932
La violence des visiteurs suscite une grande colère des 6 000 spectateurs présents dès la première période ; puis, après le repos, alors que l’OM mène 1-0, de fréquentes bagarres éclatent (« la défense marseillaise joue dur, mais M. Raguin semble ne plus voir clair. Nettement, le centre-demi Trees charge durement Varga, puis Aman et M. Raguin laisse passer… Les joueurs s’énervent et plusieurs d’entre eux en viennent aux mains » – le Grand Echo ; « les deux Anglais Pritchard et Jennings sont surtout des truqueurs sous les yeux d’un arbitre médusé (…) L’arbitre commence à nager, et n’y est plus du tout ; c’est simple, il laisse tout faire, et comme les incorrections viennent surtout des Anglo-Marseillais, il siffle au petit bonheur, puis il discute avec tous… les joueurs (…) Des altercations éclatent entre les adversaires, nullement réprimées par l’arbitre » – La Croix du Nord).
À la 73e minute, le public, qui bouillait, explose : un ballon est cafouillé dans la surface lilloise . Le Marseillais Alcazar contrôle la balle (« de la main » selon le Grand Echo) et bat Défossé. Le but est accordé : « dès lors, les spectateurs massés derrière le but lillois conspuent l’arbitre avec violence et le match est arrêté durant 7 à 8 minutes que M. Raguin oubliera d’ailleurs de décompter en totalité par la suite, privant ainsi, vraisemblablement, l’OL d’un match nul ». Durant l’interruption, les spectateurs hurlent à la corruption (et probablement au complot); dans la tribune centrale, un début d’incendie est éteint grâce à la vigilance du concierge.
Quand le jeu reprend, les Dogues se ruent à l’attaque, poussés par un public enragé : à la 86e, Barrett « bien que chargé violemment » (Le Grand Echo), « évitant de justesse un croc-en-jambe » (La Croix du Nord) marque pour Lille : 1-2 ! Lille pousse alors pour égaliser tandis que « Marseille joue la touche de plus en plus » : « le jeu est toujours dur et la presque totalité des joueurs lillois sont blessés », « l’arbitre ne réagit pas », « l’arbitre est complètement débordé ». Dernière action, et main marseillaise : « Schnock, dans ses dix-huit mètres a arrêté nettement de la main la balle bottée vers les buts. M. Raguin, complètement désaxé, n’a accordé qu’un coup franc à la limite au lieu du pénalty qui devait sanctionner une faute aussi grave ».
Après de nouvelles bagarres après cette décision, le match se termine sur la victoire de Marseille 2-1 : « la fin du match se déroule au milieu d’un brouhaha indescriptible » (le Grand Echo) ; « le match a été gâché par la faiblesse de l’arbitrage et c’est tout juste si la partie ne s’est pas terminée par plusieurs rounds de boxe, jamais sanctionnés par l’arbitre » (La Croix du Nord)
Après le match, les journalistes régionaux semblent perturbés par l’état des joueurs lillois : « nous les avons trouvés au vestiaire, à la fin du match, dans un état lamentable, tous étant plus ou moins blessés » (Le Grand Echo). Cela promet de chaudes retrouvailles selon le quotidien nordiste : « les quatre Anglais incorporés dans leur équipe, seront certainement mal accueillis quand ils reviendront dans notre région. De leur côté, les Lillois ont tout à craindre du voyage qu’ils feront à Marseille à l’occasion du match retour ». En cela, on a le sentiment, comme Georges Winckelmans y fait référence plus haut, que l’accueil musclé des Lillois par les Marseillais était bien organisé. Quant il évoque la mobilisation du « service d’ordre exceptionnellement imposant », le capitaine des Dogues ne sous-entend-il pas que tout cela était prémédité ?
La Croix du Nord conclut en questionnant la nouvelle formule du championnat : « si c’est cela le jeu des… professionnels anglo-marseillais, les sportifs préfèrent, et de beaucoup, retrouver leurs rencontres du Championnat du Nord qui, au moins, étaient disputées correctement. Le public s’est retiré complètement désillusionné »
Ainsi donc, les incidents de décembre étaient en germe dès septembre. Sur les incidents du match retour, il reste difficile de démêler ce qui relève des faits objectifs de ce qui est grossi par la presse partisane de l’une ou l’autre équipe. Ce qui est certain, c’est que la violence a été considérable. Une manière d’y voir peut-être plus clair est de voir quelles sanctions ont été prises.
Le bureau de la Fédération Française de Football-Association (FFFA), via sa Commission du championnat de France, s’est réuni le 19 décembre suite au rapport de l’arbitre qui s’est officiellement plaint… des Lillois. Voici les décisions prises, après audition des présidents de clubs et du représentant de la FFFA qui assistait au match :
_Sur les expulsions de Marseille/Lille : l’altercation Lutterlock/Rahbi aboutit à 15 jours de suspension pour le Lillois, à 3 mois pour le Marseillais ; l’altercation Barrett/Trees aboutit à 2 mois de suspension pour le Lillois, à un mois pour le Marseillais ;
_Blâme à l’Olympique Lillois ;
_1 an de suspension à M. Hochart, dirigeant de l’Olympique Lillois
_3 mois de suspension avec sursis à M. Schilliod, dirigeant de l’Olympique Lillois
_6 mois de suspension avec sursis aux joueurs lillois Winkelmans et Desfossé.
_Amende de 10 000 francs contre l’OL.
Ces sanctions sont confirmées en appel début 1933 : l’amende est toutefois réduite à 5 000 francs.
Difficile là aussi d’interpréter ces sanctions sans un compte-rendu précis des débats et des motivations. On remarque toutefois que, là où la presse nationale donnait comme indiscutable la première double expulsion qui a fait dégénérer le match, la sanction est bien plus lourde contre le Marseillais. Sur le reste, on peut penser que l’OL n’est pas tant sanctionné sur le bien-fondé de son attitude que sur l’image que la fédération souhaite donner à son championnat. Cette sanction est en ce sens – en partie – un acte d’autorité permettant à la fédé de rappeler qui organise la compétition et en régit les normes, au moment où il s’agit d’asseoir le professionnalisme. Un peu comme quand le LOSC a été condamné après le Lille/Manchester de 2007 pour « atteinte à l’image de la compétition »…
Epilogue
Cette défaite à Marseille n’empêche pas l’OL de filer vers le titre national au printemps, 5 points devant les Marseillais. Lille n’a perdu que 4 fois : deux fois contre Marseile donc, à Sète et à Roubaix. En remportant tous ses autres matches.
L’Olympique Lillois, champion de France 1933
Debout : Défossé, Hochart (dirigeant), Meuris, Vandooren, Beaucourt, Mac Gowan, Théry.
Accroupis : Decottignies, Lutterlock, Barrett, Varga, Winckelmans.
La saison suivante, Lille ne parvient pas à garder son titre, mais va prendre plaisir à jouer les trouble-fêtes jusqu’au bout. Et en l’occurrence, avec la complicité de l’Excelsior Roubaix, c’est la fête des Marseillais qui va être gâchée.
En avril, Sète est en tête, et son championnat est terminé. Mais il reste encore des matches en retard à jouer pour d’autres équipes : Marseille en compte 3. Il suffit d’un point aux Marseillais sur ces 3 matches pour remporter le titre ! Ils perdent leur premier match en retard chez le dernier, le CAP Paris. Partie remise, pense-t-on : mais l’OM doit désormais se déplacer à Lille… Devant un public déchaîné, les Dogues écrasent leurs adversaires 6-1 ! Lille aura au moins eu la satisfaction de retarder le sacre marseillais.. Il manque toujours un point à l’OM, qui reçoit alors Roubaix : et les Nordistes s’imposent dans le Sud (4-2) ! L’OM finit 3e, et est même doublé sur le fil par Fives. Les Sétois, partis en tournée en Afrique du Nord, apprennent à leur grande surprise via un télégramme reçu sur leur bateau qu’ils sont champions de France.
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13 janvier 2022
Permalien
Beaucourt a dit:
Très bel article qui ravive le récit que m’a souvent fait mon père de cet épisode . Tout est exact , rien à ajouter , si ce n’est qu’à ma connaissance , c’était lui le capitaine et non pas l’excellent G. Winckelmans . En tout cas , lors de la finale , c’est bien mon père qui reçut le trophée . Je suis curieux d’ailleurs de savoir ce qu’est devenu ce trophée du premier champion de France professionnel . Si quelqu’un le sait , ça m’intéresse .Quant à l’inimitié Lille Marseille …j’habite à Marseille depuis 1983 et quand mon père venait me voir , il avait plaisir à rencontrer d’anciens adversaires , dont Georges Dard parmi d’autres . Les professionnels, et encore davantage les sélectionnés en Équipe de France , c’est une famille voire une caste .
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14 février 2021
Permalien
Xylophène a dit:
Marrant de voir que l’inimitié Lille/Marseille a su traverser les âges malgré les changements gigantesques qui ont eu lieu dans l’environnement du piedballe.
Il en est d’ailleurs de même pour nos relations avec nos voisins amiénois, qui n’ont apparemment jamais été du domaine de la franche camaraderie, si j’en crois cet article éclairant de Didier Braun :
https://amiensfootbraun.wordpress.com/2017/09/28/amiens-lille-cetait-chaud/
En tout cas, merci pour cet article et pour le blog, toujours au top.
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14 février 2021
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Xylophène a dit:
J’oubliais aussi, puisque l’on parle du légendaire OL, j’étais tombé sur cette vidéo datant de 1914 l’autre jour :
https://www.youtube.com/watch?v=MCA2aRiv5gg
Vidéo plutôt émouvante puisque quelques mois ou années plus tard, beaucoup d’entre eux périront au front (dont la star de l’équipe, le belge Alphonse Six).
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22 février 2021
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dbclosc a dit:
Oui, super document qu’on a aussi découvert il y a quelques mois. Avec en effet la disparition, entre autres, de Six et du gardien, Elie Carpentier.
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22 février 2021
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dbclosc a dit:
Grand merci pour ce commentaire ! On a lu avec attention l’article sur l’inimitié Lille/Amiens. De manière générale, pour nous qui sommes assez souvent dans les archives, on a quand même affaire à un sport beaucoup plus violent qu’aujourd’hui, à la fois sur le terrain mais aussi en dehors (on lisait récemment un compte-rendu d’un Roubaix/Lille en 1920, interrompu car un joueur de l’OL se faisait taper à coups de parapluie par le public).
Il faudrait parvenir à distinguer ce qui relève de la violence du jeu en lui-même d’une violence qui viendrait « d’ailleurs » : on sait que l’entre-deux-guerre a été une période marquée par une « brutalisation du monde » comme l’a théorisé un historien américain (Mosse) dans laquelle se trouveraient les germes de la seconde guerre mondiale ; il y a aussi un football en pleine institutionnalisation et les conflits que ça génère entre fédérations, entre zones géographiques… On sait par exemple, comme on l’a évoqué dans l’article, que les clubs du Nord étaient réticents au professionnalisme car ils estimaient qu’un Lille/Tourcoing ou qu’un Roubaix/Calais serait plus attractif (sportivement, et donc financièrement) qu’un Lille/Sète par exemple. Il y a sûrement eu des déclarations qui ont été prises comme de la condescendance et qui, en bout de chaîne, se sont exprimées sur le terrain… Mais tout cela n’est qu’hypothèses !
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25 février 2021
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Xylophène a dit:
Après, pour les embrouilles avec le public lillois, je pense que, plus prosaïquement, beaucoup de spectateurs devaient être beurrés comme des petits LU. N’oublions pas que dans une ville industrielle, comme l’était Lille à l’époque, des bistrots se trouvaient à tous les coins de rue pour abreuver l’importante population ouvrière. Il ne devait donc pas y avoir que des poètes dans les tribunes lilloises.
Et vu que le foot lillois était très influencé par les foots anglais et belge, le jeu de l’OL devait être assez viril et engagé (là aussi, une tradition qui a traversé les âges).
Bref, ce cocktail (fighting spirit + public essentiellement ouvrier + alcool) devait être assez explosif lorsqu’il y avait du répondant dans l’équipe d’en face.