Posté le 11 mars 2022 - par dbclosc
Grimonprez-Jooris, c’est de la bombe
Le football n’étant pas imperméable au monde qui l’entoure, il lui arrive d’en refléter en partie l’agitation. Ainsi, à deux reprises, le stade Grimonprez-Jooris a connu des alertes à la bombe, entraînant un report du coup d’envoi des matches. En 1985, le stade a été évacué ; en 1995, les organisateurs et les autorités ont adopté une autre stratégie.
_Madame, c’est bien ce soir qu’a lieu le match… ?
_ Lille-Sochaux ? Oui Monsieur !
_Vous feriez bien de la faire annuler. Une bombe va éclater à la fin de la première mi-temps. Oui, une bombe ! Et ce n’est pas de la rigolade !
C’est ainsi que la Voix du Nord reconstitue le dialogue qui a eu lieu entre Madame Clarysse, concierge du stade Grimonprez-Jooris, et son interlocuteur qui l’a jointe aux alentours de 19h15 le vendredi 1er mars 1985, à 1h15 du coup d’envoi (initial) du match LOSC/Sochaux. Manifestement clairvoyante, Madame Clarysse tente de gagner du temps et d’arracher quelques indices auprès de l’homme qui l’appelle, en lui disant : « j’ai pas bien compris ! Vous dîtes… ? », tout en enjoignant son mari à prendre l’écouteur, mais pas le temps de mettre de stratégie en place : on a raccroché.
Pour nos lectrices et lecteurs de moins de 25 ans, voici un téléphone fixe dit « à cadran ». La plupart d’entre eux étaient majoritairement dotés d’un écouteur placé à l’arrière de l’appareil, qui permettait de recevoir le son de la personne « à l’autre bout du fil ». On pouvait ainsi écouter à deux l’échange téléphonique autour du même appareil.
Ces modèles étaient déjà obsolètes la dernière fois que le Racing Club de Lens a joué une coupe d’Europe.
Selon « l’aimable concierge », en poste depuis 4 ans et encore « toute saisie », « c’était une voix d’homme adulte, 45 ans à peu près, mais sans autre signe distinctif », ce que l’on peut traduire par : il n’avait pas d’accent étranger.
Que faire en pareil cas ? Les Clarysse préviennent d’abord la police de faction près des guichets où se déroule la vente des billets ; les policiers en informent leur chef ; et les Clarysse en réfèrent à Charles Samoy, directeur sportif du club. Dans ces cas-là, il revient au club, en tant qu’organisateur de l’événement, de prendre une décision. On comprend les hésitations : faut-il prendre au sérieux ce qui ressemble à une plaisanterie ? Peut-on se permettre de ne rien faire et d’ignorer le risque, même infime ?
Il se passe près d’une heure entre le coup de téléphone et la décision prise : le stade doit être évacué. C’est l’un des rares points positifs des faibles affluences du LOSC : comme on ne se bouscule pas à l’entrée de Grimonprez-Jooris, on ne devrait pas se bousculer à la sortie. Après une annonce du speaker, près de 5 000 personnes sont donc priées de quitter leur place et, selon la Voix du Nord, certaines le font « avec une mauvaise volonté évidente ». Une inspection d’une heure débute alors sous les ordres du commissaire de permanence.
Eric Dussart, journaliste à la Voix des Sports, en profite alors pour s’entretenir quelques minutes avec Georges Heylens, dans les couloirs du stade. L’entraîneur belge se dit « peu perturbé » par les événements et estime que « les footballeurs sont bien moins fragiles que ce qu’on veut bien dire ». il a seulement demandé à ses joueurs de se regrouper dans le vestiaire et d’attendre calmement le coup de sifflet de M. Wurz.
Il est 21h20, et rien n’a été trouvé, alors que l’heure supposée de l’explosion est désormais passée. Le coup d’envoi du match est donné à 21h30, et l’on ne verra ni bombe, ni missile de Périlleux, au terme d’un match qui s’achève sur le score de 1-1 (Primorac contre Krause).
Une décennie passe et nous voici le 9 août 1995 : le LOSC reçoit Guingamp. Le stade Grimonprez-Jooris est de nouveau en alerte après un appel anonyme ; non pas pour dénoncer la présence en D1 de ce petit club breton mais, comme en mars 1985, pour indiquer qu’une bombe va sauter dans le stade. Même cause, mais pas mêmes effets que contre Sochaux : cette fois, le stade n’est pas évacué, et les quelques 8 000 spectateurs patientent pendant que la police fouille plus ou moins discrètement le stade.
Est-ce que l’alerte a été prise moins au sérieux, ou s’agit-il d’une évolution globale de la réponse à apporter en cas d’alerte à la bombe, quelle que soit l’estimation de sa crédibilité ? On penche plutôt pour la deuxième hypothèse.
Surtout, le public n’est pas averti de la cause réelle du retardement du coup d’envoi. En effet, pour éviter toute panique, Anne-Sophie Roquette transmet les informations qu’on lui a demandé de transmettre : si le début du match est décalé de quelques minutes, c’est parce que… le diffuseur TV rencontre quelques problèmes techniques ! À une époque où les téléphones portables ne sont pas démocratisés, une simple annonce par micro peut convaincre le public.
Il faut comprendre ce choix par le fait que, depuis 1985, quelques catastrophes dans les stades européens ont redéfini les critères de sécurité, conduisant d’une part à réduire le nombre de places « debout », d’autre part à chercher à multiplier les issues de secours, notamment via des sorties au niveau de la pelouse, en cas de mouvement de foule.
Mais Grimonprez-Jooris, en 1995, ne dispose pas d’issues de secours par la pelouse : c’est ce qui a justifié le passage de sa capacité à 13 500 places après la catastrophe de Furiani en 1992. On en avait parlé dans cet article, concernant un match de décembre 1994, puis dans celui-ci sur un match de novembre 1996 : pour diverses raisons, le LOSC déplorait la faible capacité d’accueil de son stade, pour une seule et même raison : il y a un problème d’évacuation, qui doit être réglé avant le 1er janvier 1998, sous peine de rétrogradation (par chance, on s’est rétrogradés tout seuls). On peut même rappeler que, même avec des évacuations enfin aux normes, l’environnement exigu de Grimonprez-Jooris (avec sur un côté, un mur ; sur un autre, la Deûle, et sur les deux derniers le parc boisé de la Citadelle) a par la suite en partie justifié le refus du projet « Grimonprez-Jooris II » pour manquements aux normes de sécurité.
En résumé, puisque les normes ont changé, les pratiques changent. Il ne faut donc pas voir dans les deux réponses différentes de 1985 et 1995 à une même menace une estimation différente de la dangerosité de la situation, bien que le facteur de l »affluence ait pu aussi jouer dans la volonté de ne pas évacuer en 1995 (+ 3 000 par rapport à 1985).
Mais selon un rapide calcul coûts/avantages entre une évacuation du stade et le maintien du public, la décision penche vers un contrôle discret de l’enceinte car, en 10 ans, le mouvement de foule et le risque de bousculade ont été éprouvés, et dès lors identifiés comme le comportement collectif à bannir, et d’autant plus dans un stade qui n’est pas équipé pour faire face à un mouvement de panique.
Mais cette décision repose tout de même sur deux postulats : le premier, c’est que le risque de panique est grand (ce qui est loin d’être justifié comme en témoigne l’épisode de 1985), et le deuxième, qui est davantage un pari, c’est que la présence d’une bombe n’est qu’une faible hypothèse. En somme, on a presque l’impression que les supporters constituent un danger plus important.
Lille-Guingamp, 23e minute : la bombe a finalement explosé dans le cul de Philippe Lévenard
Ces alertes à la bombes, aussi farfelues soient-elles, ne sortent cependant pas de nulle part, et le contexte national peut aussi expliquer les décisions prises à Grimonprez-Jooris.
En 1985, l’alerte à la bombe survient une semaine après l’explosion d’une bombe au magasin Marks & Spencer de Paris, revendiquée par « l’Organisation Arabe du 15-Mai », qui a fait un mort et 14 blessés. On ne le sait pas encore, mais cet attentat sera suivi de trois autres dans des grands magasins parisiens, en un an.
En 1995, l’alerte à la bombe survient deux semaines après l’attentat de la station Saint-Michel à Paris, ayant causé la mort de 8 personnes, revendiqué par le Groupe Islamique Armé algérien. On apprendra quelques semaines plus tard qu’un attentat à la voiture piégée sur le marché de Wazemmes a été déjoué.
Par définition, le terrorisme frappe par surprise ; il est dès lors souvent difficile d’établir un lien entre un acte et des auteurs ou une idéologie (sauf signature claire, genre attentat au maroilles des indépendantistes nordistes), mais la question que peuvent se poser les enquêteurs est : y a-t-il une « logique » à trouver entre la cible d’un attentat et un quelconque objectif politique du moment porté par un groupe ? Autrement dit, qui aurait intérêt à faire péter un stade, et en particulier celui de Lille ? Des Lensois, bien sûr.
Bref, dans l’estimation du danger causé par une alerte à la bombe, entre en jeu l’atmosphère politique du moment. Ainsi, en 1985, on peut penser que l’alerte à Grimonprez a pu faire penser à l’attentat parisien une semaine auparavant, ce qui est entré en considération pour évacuer le stade.
En revanche, et bien que l’attentat de 1995 ait fait davantage de victimes, il semble que des indices aient fait penser aux autorités qu’il ne pouvait y avoir de lien entre le RER parisien et Grimonprez (ne serait-ce que parce que le GIA n’a pas pour habitude d’indiquer par téléphone qu’il pose des bombes), d’autant que les stades, alerte à la bombe ou pas, sont a priori inspectés avant chaque événement. Voilà quelques éléments à prendre en compte également.
Mais ici, plus probablement, il semble que cette actualité dramatique ait trouvé quelque écho dans la population, comme le résume la Voix du Nord : « le terrorisme aveugle qui touche en ce moment notre pays a, semble-t-il, frappé l’imagination de quelques esprits débiles » (2 mars 1985) ; qualifié de « désaxé » et de « triste sire », « l’anonyme peut être fier de lui ».
Un résumé de Lille/Guingamp 1995 :
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