Posté le 28 mars 2022 - par dbclosc
Janvier 1914 : France/Belgique à Lille
Dimanche 25 janvier 1914, l’équipe de France se déplace hors de Paris pour la première fois de son histoire. C’est au stade de l’avenue de Dunkerque, où joue habituellement l’Olympique Lillois, que l’équipe nationale affronte la Belgique.
Au terme d’un match spectaculaire largement dominé par des Belges supérieurs… la France s’impose 4-3.
C’est « une belle victoire de la Province sur la capitale » : jusqu’au début du mois de janvier 1914, la presse nordiste a redouté que l’organisation du match France/Belgique échappe la région. En cause, la considération, à tort ou à raison, que Paris est privilégiée et s’arroge le monopole des grands événements. La Vie Sportive du Nord et du Pas de Calais est même allée jusqu’à démontrer que le terrain 60*105 du stade de l’avenue de Dunkerque était parfaitement aux normes de la plupart des terrains français et belges sur lesquels jouent les plus grandes équipes, pour appuyer la légitimité de la candidature de Lille. Mais c’est désormais officiel : pour la première fois de son histoire, l’équipe de France jouera en province. Le journal attribue cette réussite lilloise à la puissante influence d’Henri Jooris, président de l’Olympique Lillois et vice-président de l’USFSA (et rappelle aussi que c’est dans ses propres colonnes que cette idée a été suggérée en premier). On peut également considérer que les résultats de l’OL, qui vont crescendo depuis, en gros, 4 ans, ont contribué à asseoir la réputation du dirigeant lillois et facilitent ce qui s’apparente à une reconnaissance nationale.
La tâche qui attend l’équipe de France est colossale : il faut affronter la brillante équipe de Belgique, pour la 11e fois. Lors des premières confrontations, les Français ne sont imposés qu’une fois et se sont inclinés 7 fois, avec de fameuses roustes, comme celle de 1910 (4-0), au cours de laquelle l’attaquant lillois Alphonse Six, alors joueur du Cercle de Bruges, a inscrit un triplé. Voici le palmarès :
1904 France/Belgique 3-3
1905 Belgique/France 7-0
1906 Belgique/France 6-0
1907 France/Belgique 2-1
1908 Belgique/France 2-1
1909 Belgique/France 5-2
1910 Belgique/France (CFI) 4-0
1911 Belgique/France (CFI) 7-1
1912 France (CFI)/Belgique 1-1
1913 Belgique/France (CFI) 3-1
Dans la Vie Sportive, Henri Jooris prend la plume pour saluer cette reconnaissance ainsi que pour souhaiter le meilleur accueil aux voisins, si proches des Nordistes : « les Belges ne sont pas pour nous, Nordistes, des étrangers : trop de liens nous unissent à eux, liens d’affection certes, mais aussi et souvent liens de sang (…) Lille compte cinquante à soixante mille Belges ». Cette proximité rend d’autant plus dommageable, selon lui, l’impossibilité pour le comité régional lillois, rattaché à l’USFSA, d’organiser des rencontres contre des équipes étrangères1 : « c’est dire combien nous avons maudit ces stupides querelles fédératives qui nous privèrent des belles et loyales rencontres entre Belges et Français »
La Vie Sportive, 24 janvier 1914
Henri Jooris conteste les modalités de la sélection de l‘équipe de France, regrettant qu’on choisisse des « joueurs inférieurs » au motif de « la camaraderie »1. Quoi qu’il en soit, Jooris aurait préféré voir davantage de Nordistes, rappelant notamment combien la France a brillé en Suisse l’année précédente (4-1), avec 8 Nordistes sélectionnés, et 4 buts venus du Nord (un but de Montagne et un doublé d’Eloy, de l’OL, et un but du roubaisien Dubly). Mais il faut dépasser ces contrariétés : « nous devons être solidaires, nous autres qui aimons notre petite patrie, le Nord, et vouloir la gloire de notre grande patrie, la France ».
Bien sûr, Jooris n’est pas le seul à déplorer l’absence de certains nordistes. Les articles de la Vie Sportive pointent régulièrement les absences des Lillois Eloy et Gravelines (sélectionnés, mais annoncés remplaçants) comme une anomalie. En revanche, la présence à la pointe de l’attaque d’Etienne Jourde est vue comme inopportune, car il ne connaîtrait pas suffisamment bien ses 4 compères d’attaque (et pas du tout parce qu’il joue à Vitry) : « dans un match d’une telle envergure, le moment est plutôt mal choisi. Ce joueur avait pourtant, vis-à-vis d’Eloy, la grosse infériorité de ne pas jouer auprès de Chandelier depuis quelques 5 ans et de n’être pas connu des sélectionneurs, alors qu’Eloy a souventes fois donné sa mesure, et la dernière fois au match Ligue/Lions des Flandres. Avec lui, on ne tablait pas sur l’inconnu, sur l’espoir, mais sur la certitude. N’insistons pas davantage et souhaitons ardemment que Jourde fasse des prodiges et même des miracles !! ».
L’hebdomadaire publie même le courrier d’un lecteur réclamant lui aussi une attaque Gravelines/Dubly/Chandelier, lui permettant de se gargariser d’une « communauté d’idées » avec son lectorat. Dans cette même logique de lutte symbolique dans la quête de démonstration d’une supériorité nordiste, la Vie Sportive invite dans ses colonnes un journaliste présenté comme « parisien » (Paul Barnoll) : il a l’immense avantage de prendre en référence le match Lions de Flandres/Ligue de Paris pour appuyer son argumentation qui consiste à s’étonner que seuls 5 Nordistes aient été sélectionnés, « le doute ne pouvant plus subsister quant à la supériorité actuelle des nordistes sur les joueurs de la capitale ». Barnoll expose ainsi que les 12 membres du comité de sélection du CFI, basés à Paris, ne voient pas tous les joueurs (ils n’ont pas de budget pour ça), et en sont souvent réduit à des conjectures et des impressions pour convoquer les joueurs : « ils sont forcés de s’en rapporter à l’opinion de leurs collègues, et c’est un peu hasard et sur des déductions, plus ou moins fondées qu’ils font, par leur vote, pencher la balance en faveur d’un tel ou d’un tel ».
Ainsi, selon Barnoll, certain que pas un des 12 membres n’a assisté à un match en dehors de Paris, le comité du Nord est lésé, et il en est de même pour le comité de Bretagne ou de Normandie. Il suggère alors de modifier les modalités de sélection avec les propositions suivantes : réduire le nombre de sélectionneurs à « 4 ou 5 sportsmen indépendants pouvant se déplacer tous les dimanches. Mettre à leur disposition un budget nécessaire. Et le jour où il s’agira de constituer notre Onze national, ils pourront discuter en connaissance de cause et en toute sincérité, sans se soucier si leurs délibérations seront en conformité d’idée avec des intérêts particuliers n’ayant rien à voir avec les questions sportives »
La Vie Sportive conclut ainsi ce plaidoyer pour une équipe nationale nordiste : « est-ce à dire que, composée selon nos désirs de Nordistes, l’équipe de France eût dû triompher ? Pas le moins du monde. Elle aurait eu seulement un peu plus de chances et un match nul, en tout cas, eut été plus probable ».
La Vie Sportive, 24 janvier 1914
Pour prouver que Lille est digne d’accueillir un grand match international, on promet un chaleureux accueil aux deux équipes, et à leurs supporters. Des trains spéciaux arriveront de Paris et de Bruxelles. Mais c’est de toute la Belgique que les supporters des Diables Rouges, comme on les appelle depuis peu, sont invités à venir à Lille ! Le journal belge Vélo sports lance ainsi une campagne « Tous à Lille le 25 janvier ! » avec des départs collectifs de plusieurs villes belges. Ainsi, la ville de Roulers envoie une délégation de 30 supporters. Le syndicat d’initiative « les amis de Lille » se met à disposition des Belges et des Parisiens pour des visites guidées de la ville avant le match, et propose un punch après le match pour les journalistes étrangers, au grand hôtel rue Faidherbe. En outre, « les amis des sports sont invités à arborer un drapeau belge à côté de notre drapeau national ». Le jour du match, le maire de Lille, Edouard Delesalle, se fera présenter les deux équipes et remettra à leur capitaine une médaille gravée aux armes de la ville. Près de 5 000 personnes sont attendues au stade de l’avenue de Dunkerque, dont M. Trépont, préfet du Nord, M. le baron de Laveleye, président de l’USFSA et vice président de la FIFA, M. Dessain, vice président de la fédération belge. Le général Franchet d’Esperey, commandant le 1er corps d’armée, se fera représenter. Le stade ouvre ses portes à 13h15 : on peut notamment y accéder par les tramways I et M, qui partent de la gare. Il paraît qu’on doit à André Billy l’idée de placer une station devant le stade. Le prix des places varie de 1 à 5 francs ; le match étant organisé par le CFI, il est précisé que les arbitres du comité du Nord de l’USFSA et que les membres honoraires et actifs de l’OL sont invités… à payer leur place. Les premiers arrivés pourront profiter plus longtemps de la musique du 43e régiment d’infanterie, qui jouera également à la pause.
La délégation belge à Lille
Agence Rol/ Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie/ Consultable sur Gallica
S’il y a eu, dès 1900, une sélection belge, l’équipe nationale de Belgique n’existe officiellement que depuis 1904. Son premier match était d’ailleurs contre la France, pour qui c’était également une première. Avant cette date, les « équipes de Belgique » n’étaient pas composés que de nationaux, mais aussi de plusieurs expatriés anglais, ce qui n’est d’ailleurs pas une spécificité belge. Depuis ses débuts, l’équipe nationale de Belgique est unanimement désignée, comme celle d’Angleterre, comme l’une des meilleurs équipes de football-association. Cette saison, elle a déjà battu la Suisse et l’Allemagne. Voici l’équipe alignée à Lille :
Gardien : Leroy, de l’Union Saint-Gilloise (capitaine)
Défenseurs : Hubin (Racing de Bruxelles), Verbeeck (USG)
Demis : Nisot (Leopold Club Bruxelles), Decoster (RCB), Thys (USG)
Avants : Brébart (Daring Bruxelles), Wertz (Antwerp), Musch (USG), Van Cant (RC Malines) Hebden (USG), « Belge parce qu’il a négligé d’accomplir les formalités nécessaires pour rester anglais »
Le Lillois Alphonse Six, le brillant buteur belge de l’OL et des Lions de Flandres, est absent, et n’est d’ailleurs pas sélectionné depuis deux ans en raison de ses mésaventures avec l’Union Saint-Gilloise et de déboires avec sa fédération dont on a parlé ici.
Les Français, maillot blanc à rayures bleus, chaussettes rouges (il faut le deviner)
Agence Rol/ Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie/ Consultable sur Gallica
Pour l’équipe de France,
Gardien : Chayriguès (Red Star)
Défenseurs : Gamblin (Red Star), Hanot (US Tourcoing)
Demis : Barreau (Levallois), Ducret (capitaine, Olympique Lillois), Devic (Red Star)
Attaquants : Lesur (US Tourcoing), Bard (Racing Club de France), Jourde (Vitry), Chandelier (Olympique Lillois), Dubly (RC Roubaix)
Une vague de froid touche la France et en particulier le Nord (une séance exceptionnelle du conseil municipal est organisée le dimanche matin sur cette question) : ce 25 janvier, la température est de -2,4° à 12h ; le maximum de la journée est atteint à 14h20 : + 4,4°. Mais le Grand Echo du Nord, très précis, indique qu’il fait +11° au soleil.
Certaines sources annoncent 6 000 spectateurs, ce qui constituerait un record pour un match joué en France ; mais, officiellement, il y a 4 813 spectateurs payants, générant une recette de 8 000 francs. Le Grand Echo évoque 5 000 spectateurs, dont certains sur les toits du stade.
L’arbitre anglais, M. Mortimer, donne le coup d’envoi à 14h37. 8 minute après, les Belges mènent déjà 2-0, grâce à un doublé de Van Cant : « allions-nous vers l’écrasement ? » se demande La Vie au grand air du 31 janvier. Non car, rapidement, une faute de Hubin offre un pénalty aux Français, que transforme le tourquennois Hanot (1-2, 17e). 24e minute : Lesur trouve Jourde qui, bien qu’un peu chahuté par le public, égalise (2-2) ; le même Jourde inscrit un autre but sur une frappe molle (3-2, 37e) ; dans la minute, Thys égalise (3-3, 38e), et la pause est sifflé sur cette spectaculaire égalité. La presse souligne pourtant une équipe belge « plus ordonnée, plus méthodique » (La vie au grand air), qui se heurte à un gardien français, Chayriguès, qui fait encore forte impression au public « lillois » après sa prestation avec la sélection de Paris contre les Lions de Flandres en début de mois. En seconde période, le roubaisien Dubly marque un nouveau but français (4-3, 53e). Sur l’action, le gardien belge, qui s’est troué, se casse un doigt. Verbecke le remplace.
Les comptes-rendus du match laissent penser que les Français ont marqué des buts chanceux sur leurs seules incursions, tandis que les Belges se cassent les dents sur un Chayriguès « étourdissant de sang-froid et d’adresse » (La vie au grand air).
La Vie au grand air, 31 janvier 1914
En subissant, les Français s’imposent 4-3. Le même magazine constate des Belges supérieurs dans les 3 lignes, hormis le gardien, Leroy « qui fut mauvais » : « les buts marqués par les nôtres relevèrent plus de la maladresse de nos adversaires que de notre propre initiative. Il est certain que si Chayriguès avait permuté avec Leroy dans les buts, nous aurions été copieusement battus. Alors que notre gardien de buts fit des prouesses, celui de Belgique, surpris par deux fois par les bonds désordonnés d’une balle légère, rebondissant exagérément sur un terrain gelé et inégal, perdit la tête et laissait échapper le ballon ». La presse régionale est du même avis : « les Français sont vainqueurs, oui, mais les Belges jouent mieux ! Nous avons eu une sacrée veine (…) Nous avons par deux fois la veine inouïe qu’une aspérité du terrain – peut-être la même – fasse dévier la balle roulant mollement vers le but (…) Nous avons triomphé sur des adversaires meilleurs que nous, plus énergiques plus adroits, plus scientifiques, bref connaissant et comprenant le jeu mieux que nous. Nous sommes les premiers surpris d’avoir battu les Belges (…) cette pénible victoire nous a fait comprendre que nous avions beaucoup de progrès à faire » (La Vie Sportive). La publication de l’Union Belge écrit quant à elle : « Dame Fortune n’a pas été pour nous, et elle a laissé à nos amis du Sud une victoire dont ils seront fiers à bon droit ». Chayriguès, un des premiers gardiens à se mouvoir dans l’entièreté de sa surface de réparation, a reçu une ovation. On souligne que la France devrait se doter d’un chat en guise de fétiche, en hommage à la souplesse et à l’agilité de son gardien de but.
Le Grand Echo du Nord, 27 janvier 1914
Dans la presse nationale, on regrette que Jourde et Devic (Red Star) aient été peu appréciés du public. L’écho des sports accuse directement la Vie Sportive d’avoir chauffé le public en écrivant que les Nordistes auraient dû être sélectionnés en plus grand nombre, avec notamment les titularisations de Gravelines et Eloy. Le rédacteur en chef de la Vie Sportive, Gaston Moithy, répond en disant que c’est là leur prêter beaucoup d’influence, et que les critiques de son journal n’étaient pas dirigées contre les joueurs mais contre les sélectionneurs.
La Vie au grand air, 14 mars 1914
À l’arrivée, tout le monde salue la belle organisation du match, comme La vie au grand air : « cette tentative de décentralisation a obtenu le plus grand succès. L’organisation était parfaite, la recette plus que satisfaisante, et la réception faite aux joueurs et aux officiels par la municipalité de Lille et par les amis de la capitale du Nord revêtit le caractère des grandes solennités. Bref, un succès complet pour nos nationaux et pour le football association qui, petit à petit, conquiert non seulement le public, mais aussi les pouvoirs publics ». Une réussite qui, pourtant, ne connaîtra pas de suite : si, avec l’OL, leader du championnat régional en ce début d’année 1914, Lille est désormais connu pour son football, et le sera davantage encore quand l’Olympique Lillois remportera le « Trophée de France » en avril, la guerre brise l’élan pris par le football nordiste, qui mettra près de 15 ans après la guerre pour combler son retard, avec la victoire de l’OL lors du premier championnat de France professionnel.
Lille n’a plus jamais accueilli l’équipe de France. Il faut attendre 1996 pour que le département du Nord voit de nouveau les Bleus (France/Arménie au Stadium de Villeneuve d’Ascq), puis 2014 (France/Jamaïque au grand stade de Villeneuve d’Ascq), 2016 (France/Suisse au grand stade de Villeneuve d’Ascq) et 2022 (France/Afrique du Sud).
Mais Lille a accueilli la Belgique ou, plutôt, le Luxembourg : en 1989, les Luxembourgeois, en rade de stade, se replient sur Lille pour jouer un match de qualification pour le Mondial 1990… contre la Belgique. On en a parlé ici.
Quant au stade de l’avenue Dunkerque, entretemps baptisé stade Victor-Boucquey, il a accueilli en 1938 le match Suisse/Hongrie dans le cadre de la coupe du monde.
Notes :
1 En 1914, le football français n’est pas unifié et est réparti entre plusieurs fédérations, parmi lesquelles l’USFSA, à laquelle est rattaché l’Olympique Lillois. En 1908, l’USFSA est représentée à la FIFA par André Billy, président de l’OL. On passe sur les détails mais Billy merde : il est mis en minorité et l’USFSA est exclue de l’UEFA. C’est alors une autre fédération française, le CFI de Charles Simon, qui va représenter la France à l’UEFA. Et seule cette fédération peut organiser des rencontres internationales. Si bien que l’OL ne peut même pas jouer contre des clubs belges.
2 C’est amusant car c’est précisément ce qui lui est reproché au niveau régional en tant que membre du comité de sélection des Lions de Flandres ! Les Calaisiens se sentent en effet méprisés et, dans les faits, seuls des joueurs de l’OL, de l’Union Sportive de Tourcoing et du Racing Club de Roubaix sont sélectionnés, ce qui fait dire aux « petits clubs » que l’intérêt général est bafoué au nom des affinités personnelles.
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