Posté le 10 mai 2022 - par dbclosc
Lille/Boulogne 1974 : le derby traîne dans la boue
En janvier 1974, Lille et Boulogne-sur-mer, en course pour la montée, s’affrontent au stade Henri-Jooris. Sur un terrain en piteux état, les deux équipes offrent un spectacle sévèrement jugé par la presse régionale, qui rappelle qu’historiquement, les rivalités régionales sont diverses.
Après être redescendu au niveau amateur en 1969, le LOSC a entrepris son renouveau et se retrouve de nouveau dans l’élite dès 1971. Mais le club retrouve la division 2 en 1972, et se classe troisième à l’issue de cette saison, laissant Lens retrouver l’élite, et Boulogne jouer les barrages. À l’aube de la saison 1973/1974, la situation est claire : le LOSC ne peut pas se permettre de rester à ce niveau et doit remonter.
Pour ce faire, les Dogues enregistrent l’arrivée d’Hervé Gauthier au poste d’ailier droit. L’équipe est quantitativement réduite, avec les départs de Bajic, Chouvin, Delangre, Loup, Levasseur et Baraffe. Mais les jeunes Tony Gianquinto (22 ans), Patrick Deschodt (21 ans) et Gabriel Desmenez (19 ans) sont amenés à jouer les premiers rôles. La saison verra notamment des confrontations régionales contre Valenciennes et Boulogne, également candidats à la montée.
Malheureusement, le début de saison est loin des espérances côté lillois : après un nul inaugural contre le promu La Rochelle (0-0), Lille parvient à battre Lorient (1-0), puis s’incline à Boulogne (1-3). Deux buts marqués en trois matches, c’est bien insuffisant, et c’est embêtant dans une saison où un point supplémentaire est accordé aux équipes qui marquent au moins trois buts par match. La défaite à Boulogne scelle le sort de René Gardien : contesté par certains joueurs et déjà invité à la démission par le public d’Henri-Jooris lors du premier match, il est écarté. Pour le replacer, le LOSC fait appel à un de ses anciens joueurs : Georges Peyroche qui, quelques jours avant sa nomination, était encore double buteur en D3 avec son club de Fossemagne (Dordogne).
Max Pommerolle et Georges Peyroche (La Voix du Nord, 8 septembre 1973)
Avec son nouvel entraîneur, le LOSC a retrouvé un standing plus proche de ses ambitions : juste avant Noël, il a même signé un gros coup en s’imposant dans le derby à Valenciennes. Avant de recevoir Boulogne, les Dogues sont très bien placés dans le haut de tableau… à égalité avec Boulogne. Surtout, le LOSC reste sur une très belle série : depuis une défaite à Rouen le 12 octobre, il est invaincu. Ce derby apparaît donc comme « un virage majeur et le club qui en sortira le premier s’offrira de grandes chances pour la dernière ligne droite » (La Voix du Nord, 12 janvier 1974). Pour le quotidien nordiste, grâce au soutien de son public, le LOSC est favori. Mais la Voix souligne que depuis le retour du professionnalisme à Lille, Boulogne n’y a pas perdu, avec deux nuls en 1971 (1-1) puis en 1973 (2-2). En outre, les Boulonnais ne sont pas maladroits à l’extérieur puisque, en huit rencontres, ils ont signé quatre victoires et deux nuls.
À Boulogne, manque à l’appel le « jeune et talentueux » Bruno Dupuis, qui est à l’hôpital militaire de Lille (service médecine, salle 4, chambre 11) depuis trois semaines et pour un mois encore, à cause d’un virus qui lui cause de graves crises de rhumatismes articulaires.
Le LOSC est au complet, même si le groupe est affaibli car trois joueurs « sont minés par le ver solitaire » : Iché l’a expulsé il y a 15 jours, Dusé a maigri de 5 kilos et s’est séparé du sien dimanche dernier, et Noguès vit avec et a déjà perdu trois kilos. Face à ce mal, la Voix du Nord donne le remède : « pour éliminer un ver solitaire, il y a toujours un moyen : c’est de lui en adjoindre un second, afin qu’il ne soit plus seul ».
Dans les tribunes, parmi les 13 364 spectateurs, les joueurs lensois et troyens, qui s’affrontent le lendemain, sont présents, de même que d’anciens Dogues comme Zamparini, Baratte, Staho et Bourgeois. Tout semble donc réuni pour voir un beau derby. La Voix du Nord n’a qu’une crainte : « souhaitons que l’importance de l’enjeu ne fasse pas perdre de vue aux acteurs les règles du fair-play. Le terrain sera gras, propice aux tacles longs et dangereux. Mais comme Lillois et Boulonnais savent pertinemment qu’un match trouve sa vraie valeur dans la correction, nous avons confiance… »
Le LOSC, 12 janvier 1974 (La Voix du Nord)
Finalement, comme le regrette la Voix du Nord, l’après-midi fut ratée : « c’est chaque fois la même chose ! On attend monts et merveilles d’un derby… et le match est médiocre, tendu, amer pour ne pas dire acide (…) Le derby se déroula dans une ambiance détestable, où la comédie parfois poussée au grotesque côtoya le drame (…) mauvais esprit de part et d’autre (…) dans de telles conditions, le football ne pouvait être brillant. Il ne le fut pas » (13 et 14 janvier 1974). Revenons sur les faits principaux du match.
Un terrain quasi-impraticable
La première péripétie est cocasse. Le match a débuté avec 7 minutes de retard. En cause, l’état du terrain, « affreux », « extrêmement boueux » : le concierge, en dernière minute, a dû répandre du sable dans les buts et n’avait pas fini de tracer les lignes à l’heure initiale du coup d’envoi… « sous les rires narquois du public, on vit Dusé tenir le décamètre tandis que le concierge traçait à la poudre blanche le point de pénalty à 9 mètres 15 ». Dans ce véritable « bourbier », difficile de construire quoi que ce soit. Les journaux notent que seuls Coste et Riefa sont parvenus, par leurs énergiques pénétrations, à se défaire de ces conditions de jeu. Cela étant, « la pelouse ne saurait être tenue pour seule responsable de la piètre qualité du spectacle ».
Des buts qui révèlent les approximations techniques des équipes
Le score de 2-2 pourrait laisser penser que le match a été de qualité. La Voix du Nord note néanmoins que les buts « n’enthousiasmèrent même pas » car « ils découlent tous d’erreurs défensives ». On note ainsi des défenseurs lillois « mal inspirés, trop souvent pris de panique », et apparemment perturbés par les fréquentes permutations des attaquants boulonnais Fuchs, Edom et Rether. « Le marquage était lâche, les passes de relance imprécises » : sur l’une d’elles, adressée par Le Roux à Verhoeve, Edom intercepte et file au but ; Iché hésite à aller au duel, et l’attaquant boulonnais pénètre dans la surface. Il sert sur sa gauche Navarro, qui a couru parallèlement à son coéquipier. Sa frappe sèche fait mouche (0-1, 10e).
Par la suite, Riefa est crocheté par Deschamps dans la surface : Prieto égalise sur pénalty (1-1, 22e). Boulogne, qui a décidé de jouer le contre, progresse vite vers l’avant : Rother centre, où ne se trouvent que deux Lillois, Iché et Gianquinto ; « dans un bel ensemble », ils sautent tous deux pour dégager, mais se heurtent. Le ballon retombe à 15 mètres du but sur Fuchs, qui ne se fait pas prier pour tromper Dusé (1-2, 32e). Juste avant la pause, Coste profite d’une déviation involontaire de Pelletier, qui le remet en position licite alors qu’il était hors-jeu. L’attaquant du LOSC, excentré sur la ligne de but, tente alors un lob du pointu « dans un angle impossible » : le ballon part vers la lucarne opposée, tape le poteau et entre ! Un but si « invraisemblable » qu’on se demande s’il est marqué volontairement (2-2, 45e + 3).
De nombreuses fautes et un blessé grave
« On côtoya les limites de la brutalité » pour la Voix du Nord. Dès le début du match, quelques tacles appuyés sont venus donner le ton. Rother, l’ailier boulonnais, a particulièrement été ciblé par les Lillois ; voulant répliquer, c’est finalement lui qui prend un avertissement. Justz avant la pause, pris en sandwich entre N’Diaye et Iché, il ne se relève pas, victime d’une fracture tibia-péroné. Si, pour le coup, la lutte a été régulière et que la blessure est malheureuse, « cet accident ne fit qu’augmenter les rancoeurs ». D’autant que le LOSC égalise au cours des arrêts de jeu provoqués par cette blessure, au moment où Boulogne était à 10.
Avec la sortie de Rother, Boulogne s’est contenté de défendre en seconde période. Delattre, entré en jeu a été « un peu dépassé » « dans ce match infernal », « cette galère » et n’a jamais osé aller au contact car il a joué sans protège-tibia. La raison ? « Il ne les supporte pas ». Ah bon.
Quant à Noguès, l’attaquant Lillois, « à chacun de ses départs il était cisaillé par les défenseurs centraux boulonnais ».
Un mauvais état d’esprit
Les comptes-rendus de la Voix du Nord et de la Voix des Sports font état d’incessantes discussions et invectives entre joueurs, qui illustrent des faits de match parfois étonnants. Ainsi, au moment où Prieto s’apprêtait à tirer son pénalty, Edom a lancé une boulette de terre sur le ballon. Le Chilien, après avoir marqué un temps d’arrêt, ne s’est pas démonté et a calmement marqué. Après le match, Conrath, le gardien boulonnais, a regretté d’avoir manqué la balle car elle « a ricoché sur une motte de terre ». « On est toujours puni par où l’on a péché » s’amuse la Voix du Nord.
Dès la pause, l’arbitre, Jean-Pierre Meeus, qui vient de Dourges, a convoqué les deux capitaines (Prieto et Pelletier) dans son vestiaire et leur aurait dit : « calmez-vous, ou je sortirai deux ou trois joueurs ». Si l’arbitre n’expulsera personne, la seconde période a été tout autant détestable avec, par exemple un incident entre Edom et Prieto : « nargué par le Chilien, Edom, qui effectuait alors une rentrée en touche, envoya le ballon sur la tête de son adversaire qui, après un court instant de réflexion, se laissa tomber dans un large moulinet de bras ». Carton jaune pour Edom : « je me suis énervé plus d’une fois et j’ai eu tort. Mais Prieto me faisait un cirque… Je n’aurais pas dû lui jeter le ballon dans la figure. Mais croyez-vous que j’étais le seul à mériter un avertissement ? ». Et en effet, la Voix des Sports stigmatise le comportement de Prieto : « il semblait prendre le stade Jooris pour un théâtre bouffon et jouait à arbitre et adversaires les mauvaises scènes du football sud-américain, et n’intervenait dans le jeu que par intermittences. Ses ouvertures étaient belles, certes, mais trop épisodiques ».
L’arbitre, dont on dit qu’il a été très affecté par la tournure du match et la blessure d’un joueur, il est tout autant navré : « quel sale match à arbitrer ! Trop de règlements de comptes, de chinoiseries… Que pouvais-je faire de mieux ? Je suis désolé que des joueurs professionnels aient osé se livrer à un tel cinéma. De part et d’autre un mauvais esprit n’a cessé de régner. Diriger un match dans de telles conditions n’a rien d’une sinécure ».
Dans l’immédiat, ce nul n’est ni une bonne, ni une mauvaise affaire pour Lille et Boulogne. Les deux équipes restent en course pour accéder la D1, mais Lille serait bien inspiré de marquer parfois 3 buts, pour espérer le bonus offensif. Mais à l’arrivée, le derby a été « un gâchis de football » et « laisse un goût amer ». Les qualificatifs dépréciatifs ne manquent pas : « heurté », « désagréable », « triste ». La Voix des Sports rappelle que la même confrontation, trois ans auparavant, avait présenté le même type de spectacle. L’arbitre, M. Wurtz « n’avait pu contenir les joueurs et avait failli stopper le match » ; « décidément, ces deux équipes ne savent pas s’affronter en un combat loyal ».
En effet, le déroulement de ce match de 1974 rappelle finalement que, historiquement (dès les années 1900), les rivalités régionales se situent surtout entre « terriens » (Lille, Roubaix, Tourcoing), « maritimes » (Dunkerque-Malo, Calais, Boulogne) et « artésiens » (Lens, Arras, Béthune, Bully, Noeux, Auchel), et que ces divisions territoriales reflètent autant qu’elles créent des différences identitaires, sur lesquelles se greffent parfois des choix structurels (amateurisme ou amateurisme marron), des différences socio-économiques et, surtout, des représentations sociales plus ou moins fantasmées.
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